Thursday, December 29, 2011

Intelligence stratégique et notation financière: l’interview de Guy Gweth dans “Les Afriques”

Les acteurs politiques auraient-ils oublié que la notation financière est la fille aînée de l’investigation économique et financière? C’est en réactivant cette filiation technique que Guy Gweth, expert en intelligence économique et stratégique chez Knowdys, décrypte les grands enjeux, les vraies ficelles et l’impact réel de la notation financière sur les Etats, les entreprises et les collectivités locales. Voici l’intégralité de son interview parue le 24/11/11 dans l’hebdomadaire financier Les Afriques, n°180, page 20.
Les Afriques: Les partisans de la notation disent qu’elle sert à faire baisser les coûts d’intermédiation dans par exemple les emprunts obligatoires. Votre avis ?

Guy Gweth: Ne nous voilons pas la face. Si les émetteurs (Etats, entreprises et collectivités locales) acceptent de débourser des sommes importantes pour être notées, c’est avant tout dans l’espoir d’être crédités d’une note qui leur permettra d’accéder plus facilement aux marchés des capitaux et de réduire leurs coûts de financement. Et même une note basse – c’est important de le souligner ici – implique que nous sommes théoriquement en face d’un émetteur transparent qui, a priori, respecte un certain nombre de réglementations financières et comptables. Vous l’aurez compris, être noté par une agence crédible et influente est également un puissant outil de communication financière.
La crise des subprimes hier, et aujourd’hui la crise obligataire de la zone euro n’a-t-elle pas décrédibilisé les agences de notations ?
C’est une excellente question à laquelle les marchés ont concrètement répondu « non ». Après le gigantesque scandale des subprimes en 2007-2008, les investisseurs auraient bien voulu  se passer des agences de notation incriminées, mais elles n’avaient rien pour les remplacer, rien qui permette par exemple de reconnaitre un titre obligataire qui ne fera pas défaut. Depuis « Bâle II » en juin 2004, les ratings ont pris un tel pouvoir dans le processus décisionnel des investisseurs du monde capitaliste qu’il est extrêmement difficile de s’en défaire. Sur ce coup, force est de constater que les lobbyistes de S&P, Moody’s et Fitch ont été redoutablement efficaces. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que pendant qu’au nord les autorités chargées de la régulation des marchés financiers réfléchissent à diminuer le nombre de réglementations intégrant la notation ; au sud, certains pays essaient de rendre la notation obligatoire. La vraie question qui se pose aux agences de notation est en fait celle des conflits d’intérêts qui ont contribué à miner leur réputation dans le cadre des affaires telles que la crise des subprimes à laquelle vous faites allusion, mais aussi le scandale Enron en 2001 ou la crise asiatique de 97-98. Reste à savoir qui des marchés ou du législateur aura le dernier mot.
Ces agences de notations qui notaient Lehman Brother « AAA » quelques semaines avant sa faillite ne procèdent-elles pas par un excès en dégradant la note des Etats-Unis et en menaçant celle d’autres pays comme la France ?
Vous avez absolument raison de soulever ce point. Nos analyses – et pas seulement les nôtres, la plupart des régulateurs nous y rejoignent – montrent en effet que les agences de notation sur-réagissent systématiquement à chaque fois qu’une crise est confirmée. Certains analystes n’hésitent d’ailleurs plus à parler de prophéties auto-réalisatrices dans certains cas, tant les abaissements de notes, dans ces moments-là, accentuent la crise. Quand vous ajoutez à cela l’incapacité à anticiper les brusques dégradations de solvabilité des emprunteurs, je vous le concède, ça fait beaucoup.
L’absence de pare-feu entre les fonction analyse, notation et commerciale posent la question de la fiabilité des notations décernées par les agences. Autrement dit, l’agence aux fonctions non séparées ne serait-elle pas encline à ménager ses bons clients ?
Il ne faut absolument pas minorer l’hyper sophistication financière et la rude compétition (entre les agences) qui sont en partie à l’origine de la crise des subprimes à laquelle la plupart des observateurs font systématiquement référence depuis 2007-2008. Il est important de relever que c’est aussi la complexité des actifs servant de collatéraux aux produits structurés qui a poussé de nombreux émetteurs à vouloir se faire noter par l’agence qui s’engageait à leur attribuer la note la plus élevée.
Cela étant, votre question permet de mobiliser les autorités en charge de la réglementation et du contrôle des marchés financiers sur au moins trois points forts: primo, que les salariés chargés de la notation au sein des agences ne puissent pas recevoir des dons, des cadeaux ou des récompenses de la part des entités notées ; secundo, que les agences soient interdites d’attribuer à la fois une note et une recommandation à un émetteur de dettes ; tertio, qu’elles soient obligées de rendre publics les conflits d’intérêts ainsi que les informations utiles à la compréhension de leur structure juridique, de leur politique de recrutement, de leur régime de rémunération et de leurs chiffres d’affaires.
Quid de l’Afrique dans le débat ? Combien compte-t-on d’agences sur le continent ? Y a-t-il comme la France l’aurait déjà tenté, une volonté de la part d’un groupe de pays de mettre sur les rails une agence de notation africaine ?
A ma connaissance, Paris et Bruxelles ont, pour l’heure, provisoirement mis de côté l’idée de créer une super agence de notation européenne qui ferait concurrence aux trois majors que sont Standard and Poor’s (S&P), Moody’s Investors Service (Moody’s) et Fitch Ratings (Fitch). C’est un peu comme si, du jour au lendemain, un medecin décidait de fabriquer son propre thermomètre dans l’espoir de baisser la fièvre de ses patients ! A mon avis, ils ont vite compris que les marchés n’achèteraient pas.
La vraie question pour l’Afrique, en revanche, est de savoir si les agences locales, petites par leur taille et leur couverture géographique, ont assez d’influence sur les marchés nationaux et internationaux, si elles ont assez d’épaisseur pour résister aux pressions des émetteurs qui paient pour être « bien notées », et si la création d’une agence continentale ne serait pas la solution idoine pour répondre à la demande locale et faire face à la concurrence des « Big Three » citées plus haut.
Vu la manière dont procèdent les agences, qui notent les pays à la fin de courtes tournées menées par des consultants étrangers, quelle fiabilité donner aux notations souveraines des pays africains ?
Deux choses sont à préciser ici. Premièrement, l’appréciation du risque souverain n’a pas attendu l’apparition des agences de notation pour se faire. Une grande partie de l’opinion publique ignore que la France, par exemple, a fait banqueroute huit fois entre le XVIè et le XVIIIè siècles, des périodes où n’existait aucune entité capable de collecter et d’analyser des informations économiques et financières sur un pays comme c’est le cas aujourd’hui. Deuxièmement, vos lecteurs doivent savoir que le processus de notation implique une transmission d’informations librement consentie de l’émetteur vers l’agence de notation qui les demande. Nos investigations montrent par ailleurs que 90% des notations attribuées par les deux plus grandes agences mondiales (Standard & Poor’s et Moody’s) s’expliquent essentiellement par cinq variables principales : l’inflation ; le PIB/habitant ; l’indicateur de développement économique, le ratio dette en monnaie étrangère sur exportations ; et la survenance ou non d’un défaut souverain au cours des 25 années précédentes. Si l’analyste leader d’une agence de notation se déplace vers l’émetteur, c’est pour noter le management lorsqu’il s’agit d’une entreprise ou, dans le cas d’un pays, interroger des acteurs importants tels que le chef du gouvernement, le ministre de l’économie et des finances, le directeur de la banque centrale, etc.)
Pour ce qui concerne tout particulièrement les notations des pays africains, d’autres indicateurs, à l’instar des fonds envoyés par les travailleurs immigrés dans leur pays d’origine ou encore la stabilité politique, entrent en ligne de compte qui n’ont pas besoin qu’un consultant séjourne longtemps dans le pays à noter. Une agence comme Fitch, par exemple, considère la stabilité politique comme un élément clé de ses ratings des pays africains. C’est au moins partiellement ainsi qu’il faut comprendre que la note de la dette souveraine tunisienne a été dégradée 90 heures après la chute du président Ben Ali, la faisant passer de Baa2 à Baa3. En somme, la fiabilité d’une note sera moins fonction du temps passé par un analyste chez le client qu’au sérieux de l’agence et à la qualité de son opinion.
Des pays comme l’Algérie ne sont pas notées. Cette situation est-elle tenable à long terme ?
Précisons avant toute chose que la grande vague des notations souveraines a déferlé sur le continent africain au début des années 2000. C’est relativement récent. A ce jour, moins de 50% des pays africains sont notés par les « Big Three ». Le Gabon par exemple est noté depuis 2007 seulement, le Rwanda, le Kenya et le Nigeria depuis 2006, l’Ouganda et la Namibie depuis 2005, le Burkina, le Mali et le Mozambique depuis 2004, le Bénin, le Cap-Vert, le Cameroun, le Ghana, le Malawi et le Mozambique depuis 2003, la Gambie et le Lesotho depuis 2002, pour ne citer quelques uns.
Cette précision faite, il faut intégrer, comme je vous l’ai dit plus haut, que la notation est un jeu à deux. Autant un pays pouvait être noté sans être sollicité à l’époque des « notations sauvages », au début des années 70, autant depuis 40 ans, l’entité qui veut être notée doit coopérer avec l’agence de notation. En clair, l’émetteur consent librement à transmettre des informations (dont certaines sont confidentielles) à l’agence de notation. Théoriquement, on ne peut donc publier une opinion sur une entité en l’absence d’informations suffisantes. Alger semble agir aux mieux de ses intérêts.

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