La description la plus répandue de la tourmente que vient de connaître l’Egypte, dont elle n’est pas du tout sortie, et qui se prolonge en Libye, voudrait que celle-ci soit née spontanément, sans organisation ou coordination, d’un vaste mécontentement populaire. Cette narration est, pour partie fausse. Il y avait au sein du peuple égyptien, fin décembre, un mécontentement certain, mais l’étincelle qui a mis un peu plus tard le feu aux poudres n’avait rien de spontané.
On sait maintenant, comme l’explique un article du Wall Street Journal (« The Secret Meeting that Sparked the Uprising », 11 février 2011), qu’un groupe d’activistes s’est réuni plusieurs semaines avant le début du soulèvement aux fins de créer des réseaux, et d’organiser une série de manifestations conçues soigneusement pour déjouer l’action des forces de sécurité. On sait aussi que ces activistes comprenaient des membres de diverses organisations de gauche, d’extrême-gauche et islamistes.
On ne peut ignorer, par ailleurs, que l’administration Obama, au delà de propos souvent confus et contradictoires, a été porteuse d’un net soutien à l’agitation, qui n’a pu que renforcer celle-ci et lui montrer qu’elle rencontrait un écho. On ne peut ignorer non plus que les propos de Barack Obama, de Robert Gibbs et de Hillary Clinton ont indiqué assez vite une volonté très explicite de lâcher ouvertement Hosni Moubarak, de susciter une démocratisation rapide, et de voir les Frères musulmans être intégrés au jeu politique.
On doit regarder en face, depuis là, ce qui est survenu. Hosni Moubarak est tombé. Il n’y a pas eu, pour autant, une « révolution », mais juste un coup d’Etat sur fond d’émeutes et de manifestations : le pouvoir est aujourd’hui entre les mains d’un « haut conseil des forces armées » qui inclut tous les chefs militaires, et qui incarne une continuité stricte. La constitution a été abolie. Le Parlement a été dissout. L’armée constitue toujours l’épine dorsale de la société égyptienne, au sein de laquelle elle fonctionne comme une nomenklatura qui a, depuis 1952, disposé de toutes les prérogatives, de tous les privilèges et de tous les leviers de commande.
On doit porter un regard froid sur ce qui peut survenir. Le maintien d’une dictature stricte reste possible, même si ce n’est pas l’éventualité la plus probable. Une nouvelle constitution est en cours de rédaction. Des élections auront vraisemblablement lieu.
Si elles devaient être organisées rapidement, elles déboucheraient sans aucun doute sur des résultats très différents de ce qu’espèrent ceux qui rêveraient, sur un mode utopique, de voir émerger une démocratie à l’occidentale.
Il existe une grande différence entre les manifestants de la place Tahrir qui, pour l’essentiel, appartenaient à une classe moyenne urbanisée, et les gens pauvres et analphabètes du pays profond. Et quand bien même les seconds ont pu suivre le mouvement des premiers, leurs objectifs et leurs idées pourraient se révéler très différents.
Les enquêtes réalisées ces derniers mois sur les changements souhaités par la population égyptienne montrent que ceux-ci concernent le chômage, les revenus et le niveau de vie. Les exigences de liberté ne touchent qu’une infime minorité et recueillent des scores inférieurs à 5%.
Les enquêtes montrent aussi un attachement massif à la charia et à la volonté que celle-ci soit plus strictement appliquée, une volonté nette de rompre avec les valeurs occidentales, des sentiments anti-américains, anti-occidentaux et, bien sûr, massivement anti-israéliens.
Des partis politiques n’ayant pas le temps matériel de se structurer, une classe moyenne plus vaste n’ayant aucune chance de naître en quelques mois, la pauvreté et l’analphabétisme n’étant pas destinés à s’évanouir magiquement, la conséquence logique d’élections hâtives serait une poussée islamiste, teintée sans doute de socialisme et de nationalisme radical.
Dans tous les cas de figure, qu’il y ait élections ou non, on doit s’attendre à une stagnation économique, voire même à une régression globale, que des aides occidentales ne pourront juguler. On peut penser que les chiffres de la croissance répertoriés pour ces dernières années, 9% jusqu’en 2009, 4,7% en 2010, appartiendront au révolu. On peut penser que la misère et la faim s’accentueront.
On peut supposer que l’alliance de l’Egypte avec les Etats-Unis ne sera pas rompue mais se fera plus distante, et plus teintée de défiance.
Tout incite à considérer que le traité de paix entre l’Egypte et Israël ne sera pas répudié, mais qu’au minimum, les frontières entre l’Egypte et Gaza seront plus perméables, et que l’Egypte surveillera de beaucoup moins près le passage par son territoire de terroristes potentiels.
Une évolution semblable à celle survenue à la fin du règne du shah en Iran semble écartée : il n’y a pas, en Egypte, de leader politico-spirituel qu’on puisse assimiler à l’ayatollah Khomeiny, quand bien même Youssef al-Qaradawi, président de l’Union Internationale des oulemas, et intervenant fréquent sur Al-Djazeera en arabe, est d’origine égyptienne ert pourrait être tenté de jouer ce rôle.
Il n’en restera pas moins que, sans rejoindre pleinement le camp des ennemis de l’Amérique et de l’Occident, l’Egypte ne pourra plus être définie comme un pays ami.
Il n’en restera pas moins que la gestion des événements par l’administration Obama sera vraisemblablement jugée de manière très sévère par l’histoire.
Les deux premières années de la présidence de Barack Obama ont vu les positions des Etats-Unis s’affaiblir partout sur la planète. Elles ont vu le Président des Etats-Unis s’excuser du passé de son pays partout où il passait, tendre la main aux ennemis de son pays partout sur terre, et tourner le dos à quelques-uns des plus fidèles alliés de celui-ci.
Elles l’ont vu tenir en juin 2009, au Caire, un discours chantant les louanges de l’islam et comparant Israël à l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, ou aux Etats du Sud confédéré, au temps de la Guerre de Sécession. Et elles l’ont vu inviter, pour écouter ce discours, des membres de la confrérie des Frères Musulmans, honnie et combattue par le régime.
Elles l’ont vu dédaigner le soulèvement de la population iranienne après la réélection truquée d’Ahmadinejad, et sembler, jusqu’à une date récente, soutenir des soulèvements seulement quand ils concernaient et pouvaient faire chuter des régimes autoritaires alliés des Etats-Unis.
Elles ont coïncidé avec un isolement et une diabolisation sans précédent d’Israël, avec un renforcement au Proche-Orient du camp de l’Iran, qui compte désormais en ses rangs, la Syrie, la Turquie et le Liban, et avec un affaiblissement, dans la même région, du camp pro-occidental qui, en dehors d’Israël, se trouve désormais très fragilisé, et réduit essentiellement à une Jordanie chancelante et une Arabie Saoudite déstabilisée. Elles coïncident aujourd’hui avec ce qui se passe au Yemen, à Bahrein ou, de façon bien plus dramatique et meurtrière, en Libye. Elles débouchent sur une menace lourde pesant sur le détroit d’Hormuz et sur le Bab El-Mandeb, passage qui mène à la mer Rouge. Elles conduisent au risque de voir la Libye passer d’une dictature ravageuse à un chaos qu’al Qaida est tout à fait prêt à exploiter.
Certains voudraient penser qu’il n’y a eu là qu’une succession de concours de circonstances.
D’autres discerneront des relations de cause à effet : la règle, pendant le vingtième siècle, a été qu’à chaque fois que les Etats-Unis ont été dirigés par des gens faibles et indécis, ou porteurs d’illusions sur la réalité, la liberté a reculé sur la terre.
La règle semble valoir aussi pour le vingt-et-unième siècle.
On a parlé, dès les premiers mois de la présidence de Barack Obama, d’une doctrine Obama en politique étrangère, basée sur une forme de docilité préventive et de courtoisie déférente envers les dictatures hostiles au monde occidental, sur une posture anti-israélienne marquée par des relents de discours gauchiste et tiers-mondiste, sur une forme de volonté d’affaiblir les Etats-Unis. Charles Krauthammer dans « Decline is a choice » (The Weekly Standard, October 19 2009) a dit que la doctrine Obama était un « exercice de contraction », « la démolition des fondements moraux de la dominance américaine ». Ralph Peters, dans « The Obama doctrine, Hugging Foes, Hurting Friends » (nypost.com, April 29 2009) a écrit que la politique étrangère d’Obama était « une combinaison de naïveté vertigineuse, de mépris pour nos alliés, de dédain pour notre armée, et de défiance pour nos services de renseignement ».
On reparle de doctrine Obama, pour dire cette fois que Barack Obama finit par incarner les valeurs américaines, et que ce qui se passe sert les intérêts des Etats-Unis et du monde occidental (Simon Tisdall, « Out of Egyptian protests a new Obama doctrine is born », The Guardian, 11 février 2011).
Pour l’heure, il est très difficile de voir en quoi ce qui s’est passé en Egypte, qui pourrait facilement déboucher sur un désastre, ou en ce qui se passe dans toute la région, quelque chose qui sert les Etats-Unis et le monde occidental, et il est plus difficile encore de voir en quoi les paroles et les actes d’Obama, ces derniers jours, incarnent les valeurs américaines. Il est beaucoup plus aisé de voir dans ce qui s’est passé et se passe, les effets de la doctrine Obama telle qu’elle avait été définie par des critiques de Barack Obama en 2009. Il est beaucoup plus aisé de voir dans les paroles et les actes d’Obama, ce qu’on peut décrire, au mieux, comme une absence totale de sens du commandement, ou comme, pour citer les mots de Nial Ferguson ("Wanted: A Grand Strategy for America, newsweek.com, 02-13-2011), un « échec colossal ».
La contagion, dont certains pensaient qu’elle ne surviendrait pas, est survenue, mais a été grandement aidée par des pratiques qu’il faudra analyser jusqu’au bout.
Des dictatures hostiles font face à des troubles, mais bien moins que des pays alliés, et les dictatures peuvent recourir aux moyens de répression les plus brutaux. La plupart d’entre elles survivront sans doute. Nombre de pays alliés n’auront pas cette chance. L’Iran place ses pions : deux bateaux de guerre iraniens viennent de franchir le canal de Suez après avoir remonté la mer Rouge et fait escale à Djeddah, à soixante kilomètres de la Mecque. Que se passera-t-il si la Jordanie tombe, si l’Egypte est bientôt gouvernée par un mélange de généraux, d’islamistes et de nationalistes radicaux, et si l’Arabie Saoudite considère que le « cheval fort » est désormais à Téhéran ? Que se passera-t-il si le détroit d’Hormuz et le Bab El-Mandeb sont contrôlés par des forces hostiles à l’Occident ?
La volonté américaine de rendre le monde plus sûr pour la démocratie, énoncée plusieurs fois au cours du vingtième siècle par des Présidents américains, semble toujours plus avoir laissé place, depuis deux ans, à une volonté de rendre le monde plus sûr pour les puissances hostiles aux Etats-Unis.