LE président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a reçu le 8 mai 2010 un rapport intitulé « Projet pour l’Europe à l’horizon 2030. Les défis à relever et les chances à saisir. [1] » Ce document est le fruit du travail d’un groupe de 12 « sages » [2] réunis entre décembre 2008 et avril 2010 sous la présidence de Felipe Gonzalez, ancien président du gouvernement espagnol. Quel tableau brosse-t-il de l’Union européenne ?
Un tableau inquiétant mais un optimisme volontariste
Dès leur introduction-résumé, les membres du groupe de réflexion expriment franchement leur inquiétude au Conseil européen et, au-delà, aux citoyens européens.
« Nos conclusions ne sont rassurantes ni pour l’Union, ni pour nos citoyens : une crise économique mondiale, des États venant à la rescousse des banques, une population vieillissante qui met en péril la compétitivité de nos économies et la pérennité de nos modèles sociaux, une pression à la baisse sur les coûts et les salaires, les problèmes causés par le changement climatique et une dépendance énergétique accrue, et un déplacement vers l’Est de la répartition mondiale de la production et des économies. À cela s’ajoutent les menaces que font peser sur l’UE le terrorisme, la criminalité organisée et la prolifération des armes de destruction massive.
L’UE sera-t-elle en mesure de maintenir et d’accroître son niveau de prospérité dans ce monde en mutation ? Sera-t-elle capable de promouvoir et de défendre les valeurs et les intérêts de l’Europe ?
Notre réponse est "oui". L’UE a la possibilité d’être un acteur du changement sur la scène internationale, un créateur de tendances, plutôt qu’un simple témoin passif. Mais cela ne sera possible que si nous travaillons ensemble ; les défis à venir sont trop importants pour qu’un pays européen, quel qu’il soit, puisse les relever seul. Notre capacité à exercer une influence hors de nos frontières dépendra elle-même de notre capacité à garantir une croissance et une cohésion interne solides sur notre territoire. Voilà la conclusion à laquelle notre groupe de réflexion est parvenu au terme de délibérations et de consultations approfondies avec nombre d’experts et d’institutions.
Tous les membres de notre groupe s’accordent sur un point essentiel : l’Europe se trouve aujourd’hui à un tournant de son histoire. Nous ne surmonterons les défis qui nous attendent que si tous, responsables politiques, citoyens, employeurs et salariés, nous sommes capables de nous rassembler autour d’une vision commune nouvelle, définie en fonction des impératifs de notre époque. [3] »
La crise est un signal d’alarme et une opportunité
Les auteurs du rapport font preuve d’une certaine franchise quant à la responsabilité initiale de la crise économique actuelle et d’un réalisme assez sain quant à ses effets probables.
Ils écrivent : « Cette crise, qui trouve son origine outre-Atlantique, a touché plus durement l’Europe que toute autre région du monde en mettant au jour des faiblesses structurelles de l’économie européenne qui étaient connues depuis longtemps mais qui ont été trop souvent ignorées.
La crise a donc constitué un signal d’alarme, faisant prendre conscience à l’Europe de la nécessité de réagir face à un ordre mondial en mutation. Au même titre que toutes les évolutions, l’ordre mondial qui se met en place créera de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. Si l’Europe ne veut pas rejoindre les rangs des perdants, elle doit porter son regard vers l’extérieur et engager un ambitieux programme de réformes à long terme pour les vingt prochaines années. [4] »
Le groupe de réflexion invite donc les dirigeants de l’UE à adopter des mesures pour surmonter la crise actuelle qui soient liées aux réformes nécessaires à moyen et long terme. Conscients que cela ne pourra pas se faire sans un véritable soutien de la population, les auteurs terminent ainsi leur introduction-résumé : « Avec le soutien de ses citoyens, [l’UE] peut prendre la tête de l’action menée pour relever les grands défis mondiaux. Confrontés à une crise qu’ils n’ont pas provoquée, nos citoyens ne reprendront confiance dans le projet européen que si leurs dirigeants les informent en toute honnêteté de l’ampleur des défis à venir et s’ils sont invités à consentir des efforts comparables à ceux qui ont apporté la prospérité à l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. [5] »
Le rapport compte neuf parties. Sans prétendre à l’exhaustivité, pointons pour chaque partie quelques points saillants.
L’UE à la croisée des chemins
Les « sages » tirent la sonnette d’alarme : « Si les vingt dernières années ont été déstabilisantes, les vingt prochaines le seront vraisemblablement davantage encore. Un nouveau monde multipolaire se fait jour dans lequel le pouvoir est plus dispersé et les dynamiques internationales sont plus complexes. […] D’ici 2030, l’Asie devrait avoir pris la tête du développement scientifique et technologique [6] et produire des biens à forte valeur ajoutée de nature à transformer les modes de production et la qualité de vie en général. [7] »
Alors que les économies émergentes sont en train de rattraper les niveaux des pays industrialisés avancés, la concurrence pour l’accès aux ressources énergétique s’accroît. « La crise a mis en évidence les faiblesses structurelles qui affectent la majeure partie de l’économie européenne : productivité plus faible, chômage structurel, flexibilité insuffisante du marché du travail, compétences dépassées et faible croissance. […] Ainsi, au terme de cinquante années de consolidation, par élargissement autant que par approfondissement, l’UE est confrontée à un choix fondamental : soit 2010 pourrait marquer le début d’une nouvelle phase pour l’UE et les cinquante prochaines années pourraient voir l’Europe s’affirmer en tant qu’acteur mondial, soit l’Union et ses États membres pourraient s’enfoncer dans la marginalisation et devenir une péninsule occidentale de plus en plus négligeable du continent asiatique. [8] »
Autrement dit, pour les auteurs du rapport, le choix se pose clairement pour l’UE : la réforme ou le déclin.
Renouveler le modèle économique et social européen
Le modèle économique et social de l’UE est définit par le traité de Lisbonne comme une « économie sociale de marché hautement compétitive. » Pour autant, la crise a eu l’effet d’un signal d’alarme et l’UE « doit engager un nouveau programme de réformes ambitieux visant une plus grande efficacité économique. [9] » Les auteurs souhaitent à la fois la quête de croissance durable et d’emplois adaptés à la société de la connaissance. Ils précisent que : « Dans un monde en mutation rapide, ce ne sont pas les emplois qui doivent être protégés, mais bien les personnes qui perdent leur emploi, au moyen d’un renforcement de leur employabilité. La "flexisécurité" est le meilleur moyen d’assurer cette protection, en permettant aux travailleurs de tirer parti des évolutions du marché du travail et d’accéder à des emplois de meilleure qualité. [10] » Le rapport invite à une meilleure gouvernance économique dans l’intérêt de la stabilité et de la convergence. Il souhaite voir confier au Conseil européen la responsabilité de piloter la coordination économique, renforcer les procédures de surveillance des budgets nationaux, optimiser la coordination macro-économique, améliorer la crédibilité budgétaire et surveiller davantage les établissements financiers.
La croissance par la connaissance : permettre aux personnes de se réaliser pleinement
Alors que l’Asie menace de prendre la tête du développement scientifique et technologique, le rapport somme les Européens d’assurer l’excellence à tous les stades du processus d’enseignement afin d’améliorer en permanence le socle de connaissance de la population. « "Apprendre à apprendre" doit devenir un principe directeur dans l’ensemble du système éducatif. [11] » En revanche, « Les systèmes universitaires caractérisés par le clientélisme et le corporatisme doivent être combattus sans relâche. [12] » Surtout, il faudrait atteindre un objectif fixé depuis longtemps : investir 3 % du PIB dans la Recherche & Développement, au lieu de 1,8% actuellement. En outre, il convient d’inventer de nouvelles formes de partenariats entre chercheurs travaillant au sein d’universités à financement publics et chercheurs salariés d’entreprises privées. Plus largement, le groupe de réflexion invite à faciliter une culture de la prise de risque et de l’esprit d’entreprise. « Ce n’est que de cette manière que l’UE récoltera pleinement les fruits de la recherche et de l’expérimentation, et créera ainsi des emplois. [13] »
Le défi démographique : vieillissement, migration et intégration
Le diagnostic démographique est le suivant : « La combinaison du vieillissement de la population et de la contraction de la main-d’œuvre intérieure devrait avoir de graves conséquences pour l’Europe. Laissée en l’état, cette situation se traduira par une pression intenable sur les systèmes de retraite, de santé et de protection sociale et aura des conséquences négatives pour la croissance économique et dans le domaine de la fiscalité. [14] »
Les auteurs avancent d’abord deux priorités : mettre en place des politiques adaptées au besoin des familles visant à stabiliser ou augmenter les taux de fécondité et l’accroissement de la productivité. Pour ajouter aussitôt : « Néanmoins, compte tenu de la persistance des schémas démographiques européens, ces mesures ne sont pas suffisantes. En définitive, seules deux séries de mesures complémentaires permettront de relever le défi démographique auquel est confrontée l’Union européenne : il faudra, d’une part, stimuler les taux de participation au marché du travail et, d’autre part, mettre en œuvre une politique d’immigration équilibrée, équitable et proactive. [15] » Ce qui passerait par un accroissement du taux d’activité – notamment des femmes – une plus grande mobilité de la main d’œuvre au sein de l’UE, la possibilité de travailler jusqu’à 70 ans, la prise en compte des expériences de l’Australie, du Canada ou des États-Unis en matière d’immigration, notamment pour attirer les immigrants qualifiés.
Sécurité énergétique et changement climatique : une nouvelle révolution industrielle
Déjà significative aujourd’hui, la dépendance énergétique de l’Union européenne devrait augmenter à l’horizon 2030. Ce qui inquiète les « sages ». La dépendance énergétique entre en synergie avec l’impact du changement climatique sur l’économie mondiale. Elle multiplie aussi les risques de déstabilisation sociale, économique et politique. Aussi le rapport invite-t-il à une nouvelle révolution industrielle, transformant ce défi en réelle opportunité. Il convient d’accroître la sécurité énergétique de l’UE, en particulier vis-à-vis de la Russie.
Les pistes proposées sont notamment le développement d’une économie verte et durable, la suppression des goulets d’étranglement du réseau énergétique et l’abandon progressif du pétrole comme principale source de carburant pour le transport.
Le groupe va à l’encontre d’une part de l’opinion publique, notamment allemande, au sujet du nucléaire. « La recherche d’une palette énergétique plus viable suppose aussi obligatoirement un recours à l’énergie nucléaire. [16] » Le rapport invite à la fois à développer des relations stables et durables avec la Russie et à diversifier ses voies et modes d’approvisionnement. L’UE devrait aussi devenir chef de file dans la lutte contre le changement climatique.
Sécurité intérieure et extérieure : l’éternel défi
Les auteurs sont critiques à l’égard de la politique de sécurité et de défense commune. Ils notent que les dépenses militaires cumulées des pays membres représentent la moitié du budget militaire des États-Unis et que leur capacité de projection de forces représente entre 10 et 15% de celles de Washington. En outre, « Les États membres de l’UE ne parviennent pas à maximiser l’effet d’échelle et les synergies qui sont nécessaires pour obtenir les meilleurs résultats globaux envisageables. [17] » La nature fondamentalement nationale des systèmes de défense européens est présentée comme la principale limitation structurelle dont souffre l’UE. En outre, il n’y a pas toujours de consensus dans les capitales européennes sur l’utilité d’augmenter les capacités de défense de l’Europe communautaire.
À l’inverse du discours institutionnel d’usage, le rapport dénigre les opérations militaires et civiles de l’UE : peu de moyens, pas de cohérence, aucun moyen de financement commun et manque de personnel qualifié sur le terrain…
Aussi le rapport croît-il « nécessaire de créer un état-major d’opération européen réellement opérationnel et doté d’un personnel suffisant, charger de planifier, de déployer et de superviser les opérations civiles/militaires à l’étranger. [18] » Il demande aussi la création d’un marché unique européen de la défense, la mise en place un régime commun d’acquisition et la rédaction d’un livre blanc en mesure d’établir notamment une répartition cohérente des responsabilités entre l’OTAN et l’UE.
L’Europe dans le monde : s’affirmer en tant qu’acteur
Les auteurs souhaitent que l’UE se donne les moyens de jouer un rôle majeur dans la définition des nouvelles règles de la gouvernance mondiale. Afin d’éviter que le cœur de son héritage – une interdépendance responsable, un commerce loyal et un système de gouvernance multilatérale – ne soit dilapidé, ils proposent une forme de deal entre l’ancien monde et les pôles émergents. Le rapport invite à « conclure un nouveau marché d’envergure qui tienne compte des préoccupations des pouvoirs émergents et existants à l’égard des règles en vigueur, tout en insistant sur l’importance du multilatéralisme, de l’inclusion, de l’équité, du développement durable, de la sécurité collective, du respect des droits de l’homme et de l’État de droit et des pratiques commerciales loyales. [19] »
Après avoir affirmé – sans le démontrer – que « […] l’UE est un multiplicateur de puissance […] [20] », les auteurs admettent que : « Une Union de vingt-sept États membres mettant en commun leur souveraineté afin d’adopter des décisions communes n’est pas pour autant une puissance mondiale. [21] » Afin d’accroître son pouvoir d’influence, ils invitent l’UE à poursuivre ses efforts pour parvenir à une plus grande coordination afin de parler d’une seule voix, ou au moins à orchestrer sa polyphonie. La diversité doit devenir une force et non plus une faiblesse.
Les « sages » souhaitent voir l’UE honorer ses engagements à l’égard des candidats officiels, dont la Turquie. Ils gardent la porte de l’Europe communautaire largement ouverte.
Ils invitent à la formulation d’un concept stratégique européen commun.
« Ce concept devrait regrouper l’action de l’UE dans les domaines diplomatique, militaire, commercial et du développement et le volet extérieur de ses politiques économiques communes (Union économique et monétaire, énergie, transports, etc.). Ce n’est qu’en combinant tous les instruments dont elle dispose que l’Union pourra changer les choses et contribuer à redéfinir les règles de la gouvernance mondiale. Au moyen d’un livre blanc, qui serait régulièrement mis à jour, le concept stratégique permettrait de définir les priorités de l’UE à long terme et deviendrait le cadre de référence pour l’action extérieure au quotidien. [22] » Pour cela, le rapport propose la création d’une unité de prévision et d’analyse, dans le cadre du service européen pour l’action extérieure.
« Ce concept devrait regrouper l’action de l’UE dans les domaines diplomatique, militaire, commercial et du développement et le volet extérieur de ses politiques économiques communes (Union économique et monétaire, énergie, transports, etc.). Ce n’est qu’en combinant tous les instruments dont elle dispose que l’Union pourra changer les choses et contribuer à redéfinir les règles de la gouvernance mondiale. Au moyen d’un livre blanc, qui serait régulièrement mis à jour, le concept stratégique permettrait de définir les priorités de l’UE à long terme et deviendrait le cadre de référence pour l’action extérieure au quotidien. [22] » Pour cela, le rapport propose la création d’une unité de prévision et d’analyse, dans le cadre du service européen pour l’action extérieure.
Alors l’UE pourrait mettre au point sa stratégie pour la réforme de la gouvernance mondiale.
L’UE et ses citoyens
Le rapport admet que durant toute l’histoire de l’intégration européenne les relations entre l’Europe communautaire et les citoyens ont été généralement caractérisées par un « consensus passif ». Les auteurs déclarent que ce procédé a trouvé ses limites, s’appuyant sur les résultats négatifs des référendums en France et aux Pays (2005) puis en Irlande (2008). C’est pourquoi « Renforcer [le] sentiment d’adhésion à l’UE doit devenir le moteur de l’ensemble de notre action collective. [23] »
Pour cela, ils invitent à pratiquer la bonne gouvernance à toutes les échelles et à mettre en œuvre une politique de communication qui ne confine pas à la propagande. L’UE gagnerait à expliquer en termes simples quelle est sa valeur ajoutée pour les citoyens.
Les auteurs regrettent qu’il n’existe pas de véritable espace public européen mais ils conviennent que les dimensions locale, régionale et nationale resteront encore longtemps les principaux points d’ancrage de l’identité des citoyens européens.
Tirer parti des atouts de l’UE
Cette dernière partie se veut à la fois conclusive et mobilisatrice.
Les « sages » invitent à réfléchir à long terme mais agir avec détermination dès aujourd’hui.
D’une certaine manière, leurs objectifs sont résumés dans ce paragraphe : « Au cours des prochaines années, l’UE devra mettre en œuvre un programme ambitieux. Il faudra rapprocher l’UE, ses États membres et ses citoyens, renouveler le modèle économique et social européen alors que des forces internes et externes mettent en péril sa viabilité, créer une société de la connaissance en permettant aux personnes de faire entendre leur voix, tirer le meilleur parti de la mutation des structures démographiques et de l’immigration, transformer les problèmes de pénurie d’énergie et de changement climatique en chances à saisir pour le développement sociétal et économique, trouver un juste équilibre entre liberté et sécurité et contribuer à façonner le monde de manière à ce que les valeurs et les intérêts de l’Europe soient dûment pris en compte. [24] »
Le rapport invite aussitôt les dirigeants nationaux à prendre leurs responsabilités pour sortir d’une forme d’inconséquence qui affaiblit à la fois les parties et le tout. « La réalisation de ces objectifs et ambitions nécessitera une modification radicale de l’attitude des gouvernements nationaux à l’égard de l’UE. Trop souvent, ils ne se rendent pas compte que, dans un monde toujours plus interdépendant et multipolaire, leurs intérêts à long terme sont mieux servis au niveau européen qu’au niveau national. [25] »
Enfin, le propos s’achève par une interrogation mobilisatrice : « […] sommes-nous capables de tirer parti des atouts de l’Union pour servir notre intérêt commun ? [26] » Et d’appeler au courage politique, à l’ambition collective, au pragmatisme et à une perception claire des idéaux à défendre.
Que penser du rapport ?
Lors de sa venue à Paris pour présenter ce rapport [27], Vaira Vike-Freiberga a fait valoir la volonté des « sages » de rédiger un document à la fois court et accessible afin que les citoyens puissent s’en emparer… pour inciter les gouvernements à suivre ses recommandations. Il est vrai que le rapport ne fait qu’une cinquantaine de pages – sur deux colonnes – mais il compte tout de même 136 000 signes. Ce qui représente environ la moitié d’un ouvrage d’une centaine de pages. Pour autant, chacun conviendra que l’exercice était très difficile. Le niveau d’expression reste accessible et l’on apprécie l’usage restreint de la langue de bois.
Globalement ce rapport constitue un document de référence de bon niveau pour qui veut réfléchir aux défis à relever pour l’Union européenne.
Sa principale limite est de ne pas intégrer les effets des élargissements récents et à venir à sa réflexion sur la puissance présente et future de l’Union européenne.
Pourtant, les élargissements de 2004 et 2007 ont été lourds de conséquences aussi bien sur le plan stratégique, économique, démographique qu’institutionnel.
Sur le plan stratégique, l’Union européenne à 27 compte 21 pays membres de l’OTAN. La plupart des nouveaux pays membres ont été ou restent franchement atlantistes, ce qui pèse nécessairement sur les développements de l’Europe de la défense. Ce n’est pas un hasard si le traité de Lisbonne resserre les liens entre l’UE et l’OTAN. Le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, en 2009, résulte pour une part de ce contexte. Avec l’adhésion de la Croatie, le ratio UE/OTAN augmenterait encore. Certes, les « sages » abordent franchement la nécessité d’une « répartition cohérente des responsabilités entre l’OTAN et l’UE, fondée sur une évaluation objective des avantages comparatifs de chacune d’elles. [28] » Pour autant, ils ne proposent pas de répartition des missions entre ces deux institutions. Il est vrai que la réflexion sur la nouvelle stratégie de l’OTAN était encore en cours au moment de la remise de ce rapport.
Sous l’angle économique, les élargissements récents de l’UE se soldent par un appauvrissement statistique relatif. Pour le Produit intérieur brut (PIB) moyen par habitant de l’UE en standards de pouvoir d’achat (SPA), UE-27=100, le passage de l’ex-UE-15 à l’UE-27 se traduit par une perte relative de 10,8 points [29]. La productivité et la compétitivité de l’UE ont été amoindries par ces élargissements, accentuant l’écart avec les grands concurrents, notamment les États-Unis. Chacun sait que la compétitivité insuffisante des économies européennes est au cœur des difficultés présentes de l’UE.
En matière démographique, l’Europe communautaire est longtemps restée sourde aux préoccupations des experts mais cette période semble dépassée depuis 2005 [30]. Ce rapport témoigne d’une connaissance précise du sujet. Il s’agit peut-être d’une influence d’un des « sages », Rainer Munz, économiste autrichien spécialiste des questions démographiques, ainsi que de la prise en compte de l’audition par le groupe du recteur Gérard-François Dumont, Professeur à la Sorbonne. Pour autant, le rapport final élude combien les élargissements ont renforcé la tendance antérieure de l’UE au vieillissement. Ainsi, non seulement ils ne résolvent pas les faiblesses démographiques notoires de l’UE – faible fécondité et vieillissement – mais ils les accentuent et ajoutent des régions menacées de dépeuplement [31]. De manière assez classique, les « sages » reviennent à une hiérarchie des solutions antérieure à la crise économique : privilégier le recours à l’immigration, peut-être parce ses effets sont supposés plus rapides que ceux d’une politique familiale.
Sur le plan institutionnel, le rapport passe sous silence les incidences des élargissements récents en matière de corruption. Or, 9 des 13 pays les plus corrompus de l’Union européenne restent en 2009 de nouveaux États membres. Il est vrai, cependant, que 10 des 12 pays de l’UE où la corruption a diminué entre 2004 et 2009 sont aussi de nouveaux membres. En revanche, la situation s’est dégradée dans 12 anciens États membres. On est en droit de se demander s’il s’agit d’une forme maligne de « convergence » [32]. Il va sans dire que corruption et puissance ne font pas bon ménage. D’une part, la corruption offre à des acteurs extérieurs mal intentionnés des moyens de pression faciles. D’autre part, le détournement des fonds communautaires enrichi et consolide les réseaux criminels. Ce qui ne saurait favoriser le développement économique et améliorer la dimension démocratique du projet européen. À ce propos, il faut bien reconnaître que les propositions faites pour renforcer les relations entre les citoyens et l’UE semblent un peu courtes, mais qui a la solution ?
Les « sages » ne s’interrogent pas d’avantage sur les effets des adhésions possibles de nouveaux pays à l’Union européenne, qu’il s’agisse des candidats officiels ou potentiels. Or, sans véritablement résoudre ses faiblesses démographiques, les adhésions de la Turquie [33] ou des Balkans occidentaux amoindriraient encore les performances économiques de l’UE à l’échelle mondiale. Le niveau moyen de corruption s’aggraverait très probablement et la cohérence stratégique de l’ensemble serait encore plus difficile à construire. Les « sages » et les dirigeants peuvent naturellement argumenter en faveur de ces adhésions – ce qui n’est pas véritablement fait ici – mais ils ne peuvent pas faire abstraction des incidences géopolitiques des adhésions possibles quand ils réfléchissent à l’avenir de la puissance de l’Union européenne.
Pour autant, ce rapport constitue sans aucun doute un document d’appui à la réflexion au sujet de la puissance de l’Union européenne. Sa lecture in extenso sera enrichissante pour chacun.
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