Friday, January 28, 2011

Singularité tunisienne? Les limites d’une contagion régionale

Personne ne s’attendait à ce que Sidi Bouzid devienne en quelques jours seulement la capitale arabe de la contestation populaire et l’immolation un modus operandi d’une jeunesse désespérée. Il est encore tôt pour cerner les implications du soulèvement tunisien, mais on peut d’emblée dire que désormais rien n’est plus comme avant : une population déterminée a eu raison d’un président autoritaire. C’est un précédent historique dans une région où le changement se fait par le haut.

La présente contribution part de quatre hypothèses : 1) La « révolution par le bas » a induit un changement brutal dans le régime – pour le moment – et non un changement du régime ; 2) le départ négocié et sécurisé de Ben Ali est le produit d’un double deal au sein du régime et entre celui-ci, tout particulièrement les militaires, et les États-Unis ; 3) l’absence des islamistes a évité à la révolte une répression féroce et lui a permis d’être saluée par l’Amérique ; 4) la contagion demeure limitée pour des raisons locales, interarabes et internationales.

On analysera d’abord la nature de ce soulèvement et ses acteurs en s’arrêtant sur le rôle décisif des classes populaires et de l’armée, ainsi que sur le rôle limité de la classe moyenne et de l’opposition. On examinera ensuite la possibilité et les limites d’une contagion régionale. Enfin, on analysera les obstacles majeurs à la démocratisation en Tunisie, les grandes équations à résoudre et les enseignements à tirer. Quatre conclusions sont à retenir : la révolte n’a pas induit une réelle chute du régime faute de rupture avec l’élite autoritaire ; ne disposant d’aucune direction, la révolte risque de ne pas peser lourdement sur le processus politique post-Ben Ali ; des ambiguïtés demeurent quant au rôle des militaires, à l’attitude des États-Unis et aux deals concernant le départ de Ben Ali ; la contagion régionale est limitée pour diverses raisons.

Changement par le bas
Le monde arabe est habitué au changement par le haut, suite à des putschs ou à des pressions, voire interventions, extérieures. Le changement réel y est rare et la tendance est à la présidence à vie et au pouvoir héréditaire. Mais voilà que le jeune tunisien qui s’est immolé, en guise de contestation, a déclenché une mobilisation populaire sans précédent conduisant à un changement par le bas, une première dans la région. C’est dans ce sens que les ennemis extérieurs immédiats (arabes) de la Révolution du jasmin sont bien les partisans de la présidence à vie et du pouvoir héréditaire qui sont aux antipodes de la réappropriation par le peuple de son destin. Cette révolte a non seulement chassé Ben Ali du pouvoir et du pays mais aussi déstabilisé les régimes arabes. Ces derniers affirment respecter la volonté du peuple tunisien, alors qu’ils ne respectent pas celle de leurs propres peuples !

Acteurs de la révolte
Par acteurs majeurs on entend les couches populaires et l’armée, et par acteurs mineurs, on entend la classe moyenne et l’opposition qui sont plutôt restées à la traîne pendant la phase initiale du mouvement ; mais leur rôle est important dans la phase d’organisation aux côtés des organisations professionnelles.

Ce sont bien des émeutes populaires qui sont à l’origine de ce soulèvement. La classe moyenne ne s’est pas réellement mobilisée, en tous cas pas au début du mouvement. Or, le modèle tunisien devait correspondre au schéma suivant : la constitution d’une classe moyenne devait conduire à terme à ce qu’elle fasse part de ses revendications politiques, après avoir pu s’assurer un certain niveau de vie aisé. Or, tel n’a pas été le cas. Le régime n’a pas subi de pressions émanant de la classe moyenne et a continué sur sa lancée autoritaire et dérivé avec sa transformation en régime autoritaire-mafieux : des réseaux mafieux du capitalisme d’État ont pris le dessus sur le politique. Le régime a ainsi compressé la classé moyenne et écrasé la classe populaire. Et c’est cette dernière qui, n’ayant rien à perdre contrairement à la classe moyenne, a provoqué en moins d’un mois la chute de Ben Ali.

Mais ce soulèvement doit être apprécié à sa juste valeur car l’autre facteur décisif qui a fait basculer le pays est bien l’attitude de l’armée. En refusant de tirer sur les manifestants, elle a pris une décision étrangère à la culture politique arabe. C’est indéniablement un tournant historique dans la région. Ce faisant, elle a provoqué une grande fissure dans l’appareil répressif du régime de Ben Ali et mis à découvert les forces de sécurité à son service. Au final, c’est tout l’appareil répressif qui s’est paralysé. L’expérience des pays de l’Est a montré que dès que l’appareil répressif des régimes autoritaires et dictatoriaux cesse de fonctionner, c’est le régime qui s’écroule. Sauf qu’en Tunisie ce n’est pas le régime qui s’est effondré mais c’est la tête de l’exécutif qui est tombé. Le soulèvement s’est soldé, pour le moment, par une continuité, autrement, du régime. Il n’a donc pas changé fondamentalement le régime qui tente de composer avec la nouvelle donne et essaye de récupérer la révolte. Les hommes de l’ancien-nouveau régime conservent la quasi-totalité de leurs postes au sein du gouvernement d’union nationale.

Par conséquent, l’un des deux obstacles à la démocratisation en Tunisie est bien l’absence de rupture avec l’ancien régime. Les élites autoritaires sont toujours aux commandes. La composition du gouvernement d’union nationale reflète un changement dans le régime et non un changement du régime. C’est une rupture avortée avec l’élite autoritaire. Or, l’expérience de la transition démocratique à l’Est a montré que les pays n’ayant pas réussi la rupture avec l’élite autoritaire ne parviennent pas à se démocratiser.

Il y a eu, semble-t-il, un découplage, un divorce entre des composantes essentielles de l’appareil répressif et la tête de l’exécutif. La question est de savoir pourquoi et comment l’armée tunisienne a-t-elle fait ce choix ? Il est possible que le départ sécurisé de Ben Ali soit destiné à sauver le régime. Mais la précipitation des événements et la destination de l’asile négocié en plein ciel laisse un peu perplexe quant à ce deal. Toutefois, le fait que l’armée ne l’ait pas arrêté, mais qu’elle ait au contraire assuré un départ en sécurité, ressemble bel et bien à un deal (quitter le pouvoir contre un départ sécurisé). Il est aussi possible que l’on ait voulu éviter à Ben Ali la vindicte populaire en le mettant devant le fait accompli issu du soulèvement et se débarrasser d’un président devenu encombrant. Enfin, il est possible aussi que son départ négocié soit le produit d’un double deal, au sein du régime et entre les militaires et les États-Unis, en l’absence de la France attachée à tout prix au statu quo et ne croyant pas à la chute imminente du président. Il est, en outre, possible que l’armée ait voulu se débarrasser de celui-ci mais qu’elle n’ait pu agir car la culture des putschs musclés est étrangère au pays. Elle attendait donc le moment propice pour agir sans être accusée de putschiste tout en ayant le consentement américain…

Quant à l’opposition, elle est restée plutôt hésitante comme si elle ne voulait pas et/ou ne pouvait pas se lancer dans un avenir incertain par crainte de représailles féroces. Elle a donc laissé le peuple seul face à son destin. Plus le régime se montre conciliant vis-à-vis des manifestants, plus l’opposition hausse le ton à son égard : sa montée en puissance sur la scène médiatique se faisait parallèlement à des concessions progressives du régime. En somme, ce n’est pas la généralisation de la révolte qui a boosté l’opposition mais surtout la dégringolade vertigineuse du pouvoir de Ben Ali. Ce sont les couches populaires qui ont donc payé de leur sang pour faire aboutir cette « révolution » loin des implications et contributions partisanes. Cela a permis au soulèvement de préserver son indépendance vis-à-vis de toutes les tendances politiques et d’ouvrir la voie à l’opposition et aux organisations de la société civile de s’occuper de l’organisation dans la seconde phase (après la fuite du président déchu). Mais cela l’a privé aussi de réels représentants. Et c’est à ce niveau que se situe la principale faille de ce soulèvement sans direction. Le fait de ne pas disposer de représentants légitimes pour négocier au nom du peuple révolté peut priver ce dernier de sa récolte politique. Le pouvoir risque d’être à nouveau confisqué et le changement amorcé dans la continuité et non en rupture par rapport au passé autoritaire. En définitive, le plus difficile n’est pas de se soulever, mais de maîtriser le processus politique dans la Tunisie post-Ben Ali.

Contagion ?
Cet événement inspire les peuples arabes et la contagion guette des États en situation précaire (Égypte, Algérie, Jordanie, Yémen…). Les régimes mettent en avant les « spécificités » locales. Certes, les situations sociopolitiques se différencient mais les ressemblances sont nettement plus importantes que les dissemblances. On peut même dire que les régimes ont réussi une unité arabe en matière de verrouillage politique, d’injustice sociale et de corruption. Toutefois, la présence des mêmes ingrédients ne suffit pas, il faut des éléments déclencheurs que l’on ne maîtrise pas, car ils relèvent souvent de la spontanéité du mouvement et de son ampleur, d’une part, et de la réaction de certains acteurs locaux et extérieurs, d’autre part. La principale question n’est pas de savoir si le modèle tunisien – pour le coup on peut parler de modèle – va se reproduire dans d’autres pays arabes, mais de savoir si l’armée dans ces pays va avoir la même attitude que l’armée tunisienne. Pour le moment, le débordement (spillover) est contenu. La contagion qu’a connue l’Algérie, par exemple, a été très limitée dans l’ampleur et dans la durée. Les cas d’immolation ayant eu lieu en Algérie, en Mauritanie, en Égypte et au Yémen n’ont pas été suivis de mobilisation populaire. La transposition du modèle tunisien n’est donc pas si évidente que cela. Toutefois, si la révolte s’inscrit dans la durée et parvient à mettre fin au régime du président déchu, la contagion sera alors beaucoup plus pressante dans d’autres États.

En outre, il faut s’interroger sur l’attitude des États-Unis, d’une part, et l’absence du spectre islamiste, d’autre part. La position des États-Unis en saluant les manifestants, une fois n’est pas coutume, peut s’expliquer par trois considérations. D’abord, pour eux la Tunisie n’est pas un État clé dans la région, contrairement à l’Arabie Saoudite ou à l’Égypte. On les imagine mal adopter la même attitude vis-à-vis de manifestations similaires dans ces deux pays. Ensuite, l’indépendance du soulèvement des courants politiques a été un élément rassurant pour l’Amérique. Enfin, le soulèvement n’a pas été récupéré par les islamistes comme c’est le cas en général lors des émeutes dans le monde arabe. Tout cela explique pourquoi les États-Unis ont, plus ou moins tardivement, rompu avec une règle d’or qu’observent les puissances occidentales et qui consiste à ne jamais soutenir la revendication démocratique dans les pays dont les régimes leur sont favorables. Il suffit de comparer leurs réactions aux événements qu’a connus l’Iran et au soulèvement tunisien pour s’en rendre compte. Certes, la démocratie ne peut être imposée de l’extérieur, mais elle peut être entravée par l’extérieur. C’est le cas dans le monde arabe où les puissances occidentales se sont avérées de véritables entraves à la démocratisation.

Pour ce qui est de l’absence islamiste, elle peut s’expliquer par une certaine modernité de la société tunisienne, par la faible capacité mobilisatrice des islamistes en raison de la répression et enfin par une éventuelle stratégie des islamistes consistant à ne pas se mettre sur le devant de la scène pour éviter que le régime ne légitime la répression de la révolte. C’est dans ce sens que toute émeute dans le monde arabe qui prendrait une coloration islamiste sera réprimée par les régimes avec le soutien occidental. Et à partir du moment où l’influence islamiste demeure assez forte dans de nombreux pays, il est peu probable que le scénario tunisien se reproduise aisément ailleurs. En outre, le fait que les manifestants n’aient pas été soutenus par des pays étrangers a aussi donné une crédibilité et une indépendance indéniables au mouvement. Les gardiens de l’ordre établi ne pouvaient l’accuser d’être manipulé par l’étranger. Ni l’accusation de la main étrangère (complot), ni celle du terrorisme n’ont permis de discréditer la révolte et de légitimer sa répression.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer la capacité des régimes arabes à survivre au changement et à se renouveler de l’intérieur sans changer ni de cap, ni de nature. Ils ont appris à osciller d’une forme d’autoritarisme à une autre au gré des événements. Mais la prudence est de rigueur. Si le régime de Ben Ali, réputé parmi les plus solides de la région – car parmi les plus autoritaires – a connu un tel sort, le scénario peut se répéter ailleurs. Les régimes arabes se protègent déjà et sont sur la défensive : baisse des prix des produits de première nécessité, amélioration du pouvoir d’achat de certaines catégories de populations, commande aux forces de l’ordre d’éviter l’affrontement avec d’éventuels manifestants. Toutefois, ces mesures gèrent l’urgence, c’est donc une technique d’adaptation destinée à désamorcer la situation pour couper court au risque de contagion sans s’attaquer aux sources des problèmes. La capacité des régimes à esquiver le vent du changement et à vider de leur sens les revendications sociopolitiques demeure grande.

De ce qui précède on peut identifier l’autre obstacle à la démocratisation en Tunisie, à savoir le refus des États arabes que l’un d’eux se démocratise car cela signifie une source d’instabilité pour eux. Par crainte d’effets dominos, compte tenu des fortes interpénétrations interarabes, les régimes en place ne tolèreront pas une réelle démocratie en Tunisie. Sous prétexte de retour au calme et à la stabilité, ils vont faire en sorte que le mouvement ne donne pas lieu à une réelle démocratie dans le pays mais plutôt à une ouverture politique à la fois suffisante, pour calmer la ferveur populaire, et limitée, pour ne pas menacer la survie des régimes. D’ailleurs, certains États arabes affirment vouloir respecter la volonté du peuple tunisien, mais aucun n’a critiqué la « confiscation » par les élites autoritaires de l’ancien régime du pouvoir.

Quelques enseignements

1. Le changement par le bas, par un soulèvement populaire, est non seulement possible mais efficace. En l’absence de transition politique par le haut, le peuple finira par se révolter. Une révolte qui peut conduire à l’anarchie voire à la guerre civile, si elle est conduite ou récupérée par des mouvements radicaux. Les régimes qui maintiennent manu militari le contrôle sur l’État et la société finissent par tout perdre.

2. La fin d’une croyance largement répandue qui consiste à dire que les peuples arabes ne se soulèvent pas et que les « révolutions de velours » ne sont pas possibles dans le monde arabe.

3. Le soulèvement tunisien a été populaire, spontané, massif et sans guidage politique. Il est sans héros, grandes figures révoltées ou représentants avec lesquels les « autorités » peuvent négocier. Le héros de la « Révolution du jasmin » est bien mort : Mohamed Bouazizi, celui qui l’a déclenchée par son geste d’immolation. Or, les révolutions donnent généralement lieu à l’émergence de figures emblématiques et médiatiques. C’est, là encore, une spécificité de ce soulèvement due à sa nature non partisane et à son canal médiatique, internet, qui n’a pas besoin de personnifier l’information pour la diffuser, contrairement aux médias classiques qui cherchent des interlocuteurs incarnant la « révolution ». Sur les réseaux sociaux, l’information est produite par tout le monde et à l’attention de tout le monde.

4. Le modèle de la république héréditaire a subi un revers. Le pouvoir héréditaire qui s’installe dans la région risque d’être submergé par celui de la révolte populaire, ce qui fera au moins reporter les projets de présidence à vie et de successions familiales dans le monde arabe.

5. Les questions économiques ne peuvent en aucun cas servir de prétexte au report sine die de la démocratie. Le lien entre développement économique et développement démocratique est plus que jamais indissociable.

6. L’ère des réseaux sociaux sur le Net a pulvérisé le système de verrouillage médiatique dans les États autoritaires. Le régime tunisien qui a toujours contrôlé l’information et internet doit, en partie, sa chute au Net, à la génération des réseaux sociaux, véritables relais médiatiques d’un soulèvement populaire. Les images des manifestations arrivent aux quatre coins de la planète grâce aux manifestants internautes.

Conclusion
Pour éviter l’embrasement social et des processus de révoltes incontrôlables, deux équations au moins sont à résoudre.

Admettre que le découplage libéralisme économique/libéralisme politique n’est pas tenable car le second est le garde-fou du premier : en l’absence de tout contrôle démocratique, le régime devient autoritaire et mafieux et le seul mécanisme de réajustement de la trajectoire politique est alors la révolte. Ce n’est pas en injectant de l’argent dans le développement social que l’on se mettra à l’abri de soulèvements. L’ouverture du champ politique va de pair avec la répartition équitable des richesses et des dividendes de la croissance. Le régime tunisien avait mis en exergue le libéralisme économique pour occulter le libéralisme politique, mais la révolte populaire a révélé l’échec de son entreprise. L’homme ne vit pas seulement de pain, il se nourrit également de culture, de liberté. Le bien-être est aussi une affaire de dignité et de liberté. Entre deux pays à niveau de développement égal, on choisira le pays où il y a plus de libertés. C’est à ce niveau que la problématique migratoire continuera à se poser même dans un contexte de croissance soutenue. On constate d’ailleurs que parmi les candidats à la migration clandestine il y a davantage de personnes issues de milieux aisés.

En finir avec l’option euro-américaine préférant la stabilité précaire, assurée par des régimes autoritaires, à (l’instabilité redoutée d’) un processus démocratique qu’elle ne contrôle pas. Au final, les puissances euro-atlantistes n’ont eu ni la stabilité, ni la démocratie. En outre, si la démocratie ne peut être imposée par des acteurs extérieurs, elle peut en revanche être – et elle l’est – entravée par ces acteurs nonobstant leur discours éthique.

No comments: