Ils sont 50. Cinquante milliardaires à
être pointés du doigt pour leur responsabilité individuelle dans la
dégradation du climat. Ils tirent leurs richesses d’activités très
polluantes, et n’hésitent pas à dépenser des millions pour influencer
gouvernements et opinions. Leurs fortunes cumulées représentent 613
milliards d’euros. À 50, ils pèsent financièrement davantage que le
Fonds européen de stabilité, sensé défendre la zone euro – 17 pays –
contre la spéculation. C’est dire la puissance qu’ils possèdent. C’est
cette aberrante concentration de pouvoir que dénonce un rapport du Forum
international de la globalisation (IFG), un institut indépendant
installé à San Francisco, qui regroupe économistes et chercheurs, dont
l’Indienne Vandana Shiva ou le Canadien Tony Clarke, connus pour leurs
combats face aux abus des multinationales.
Leur volumineux rapport, Outing The
Oligarchy [1], a pour objectif « d’attirer l’attention du public sur
les individus ultra-riches qui profitent le plus – et sont les plus
responsables – de l’aggravation de la crise climatique ». Du fait des
pollutions qu’ils génèrent et de leur lobbying pour défendre les
combustibles fossiles, ce groupe de milliardaires constitue, selon
l’IFG, « la plus importante menace qui pèse sur notre climat ».
L’institut a donc décidé de mettre des visages et des noms sur cette
menace. Pour que les « 99 % » qui subissent les conséquences de leur
enrichissement démesuré – pour reprendre la formule du mouvement Occupy
Wall Street – sachent de qui on parle. Une sorte « d’outing » forcé.
L’homme qui valait 63,3 milliards
Ces 50 milliardaires sont états-uniens,
russes, indiens ou mexicains. Mais aussi brésiliens, chinois (de
Hong-Kong) ou israéliens. Certains sont bien connus en Europe : Lakshmi
Mittal, PDG du géant de la métallurgie ArcelorMittal, Rupert Murdoch, le
magnat des médias anglo-saxons, Silvio Berlusconi, l’ancien Premier
ministre italien aux 6 milliards de dollars, Roman Abramovich,
propriétaire du club de foot de Chelsea… D’autres sont anonymes pour qui
n’est pas un lecteur assidu du classement des grandes fortunes édité
par le magazine Forbes. Des anonymes pas comme les autres. Ils possèdent
des compagnies pétrolières, des mines, des médias, une armée de gardes
du corps.
Prenez le Mexicain Carlos Slim, l’homme
le plus riche du monde (63,3 milliards de dollars), qui a pleinement
profité de la privatisation de la compagnie publique des télécoms,
Telmex. Il détient 222 entreprises à travers le monde, aussi bien dans
les télécommunications, la banque, l’industrie minière, l’énergie, la
restauration ou la santé, employant 250 000 personnes et générant un
chiffre d’affaires annuel de 386 milliards de dollars. Si bien qu’il est
« presque impossible de passer une journée au Mexique sans contribuer à
enrichir Carlos Slim, que ce soit en téléphonant, en mangeant dans un
de ses restaurants ou en déposant de l’argent à la banque ». Comme si
chaque Mexicain lui versait 1,5 dollar par jour.
« Une large part de la richesse de Carlos
Slim vient de ses holdings industrielles très destructrices en matière
d’environnement », dénonce le rapport. Déplacement forcé de population
pour ériger des barrages, contamination de sols à l’arsenic, destruction
de villages, conditions de travail exécrables… Il semble que les
industries de Carlos Slim ne reculent devant rien. « Ses partenariats,
comme son initiative en faveur de la santé avec le gouvernement espagnol
et l’influent Bill Gates, lui permettent de construire et de soigner
une image positive, derrière laquelle il peut dissimuler l’étendue des
dégâts environnementaux et humains de ses projets miniers ou pétroliers
», regrettent les chercheurs de l’IFG.
Les nouvelles oligarchies émergentes
Pourquoi ces cinquante-là et pas Bill
Gates (2e fortune mondiale) ou Bernard Arnault (1re fortune française,
4e mondiale) ? Les milliardaires correspondant à trois critères ont
retenu l’attention des analystes : la richesse totale (mesurée par le
magazine Forbes) ; les dommages écologiques et les émissions de carbone
générées par leurs activités économiques [2] ; et leur soutien, affiché
ou discret, aux politiques favorisant les activités fortement émettrices
de CO2, comme l’industrie pétrolière. Résultat : les milliardaires des
pays émergents sont les plus représentés. On ne compte que 2 Européens
(hors Russie) – Silvio Berlusconi et le Chypriote (ex-Norvégien) John
Fredriksen, un armateur qui a bâti sa fortune grâce à sa flotte de
pétroliers – parmi, entre autres, 13 Russes, 9 Indiens, 3 Mexicains et 2
Brésiliens.
Les grandes fortunes européennes
seraient-elles plus vertueuses que leurs homologues des pays émergents ?
Pas forcément. La désindustrialisation et la financiarisation des
économies du Nord les ont rendues moins polluantes. Et les nouveaux méga
riches des anciennes puissances industrielles bâtissent aujourd’hui
leur fortune sur la spéculation financière ou les nouvelles technologies
de l’information (Internet). Cela ne rend pas leur accumulation de
richesses moins obscène, juste un peu moins dévastatrice. Les auteurs du
rapport n’exonèrent pas pour autant les anciennes dynasties
industrielles européennes de leur responsabilité en matière
d’environnement. Mais, en dehors de quelques magnats du pétrole
états-uniens, celles-ci ne font plus partie de cette nouvelle «
oligarchie des combustibles fossiles » qui tente de dicter sa loi en
matière de production énergétique, d’extraction minière et de
pollutions. Certains milliardaires de la vieille école, comme Warren
Buffet, adoptent même des positions plutôt progressistes comparées au
cynisme ambiant qui règne au sein de leur caste.
De Goldman Sachs à ArcelorMittal
Profil type de ces nouveaux milliardaires
sans scrupules : Lakshmi Mittal. Malgré une fortune estimée à 19,2
milliards de dollars, le patron d’Arcelor continue de vider les
hauts-fourneaux français et européens de leurs ouvriers métallos. Non
par souci de polluer moins, mais pour « rationaliser » les coûts et
profiter des pays où la réglementation publique est faible, ou
inexistante. Son réseau d’influence est tentaculaire, y compris en
dehors de la sidérurgie : de Wall Street – où il siège au conseil
d’administration de Goldman Sachs, l’une des banques les plus puissantes
du monde – à l’Europe (conseil d’administration d’EADS) en passant par
l’Afrique du Sud, le Kazakhstan ou l’Ukraine.
Comment s’exercent concrètement les
influences et le lobbying de ces 50 méga pollueurs ? Des États-Unis à la
conférence sur le climat de Durban, les frères Koch sont devenus des
maîtres en la matière. Avec une fortune estimée à 50 milliards de
dollars, David et Charles Koch sont à la tête d’un vaste conglomérat
d’entreprises opérant principalement dans le secteur de la pétrochimie.
Leurs dollars s’accumulent par millions grâce à leurs participations
dans des pipelines transportant du pétrole brut, des gazoducs, des
produits pétroliers raffinés ou encore des engrais chimiques. La plupart
des activités de Koch Industries, dont le siège est au Kansas, sont
méconnues du grand public, à l’exception de quelques produits tels que
les cotons DemakUP® ou encore le papier-toilette Lotus®. Charles et
David Koch ont derrière eux une longue histoire d’engagement politique
conservateur et libertarien. Leur père, Fred Koch, fut l’un des membres
fondateurs de la John Birch Society, qui soupçonnait le président
Eisenhower d’être un agent communiste. En 1980, les deux frères ont
financé la campagne du candidat Ed Clark, qui se présentait à la droite
de Reagan. Son programme préconisait l’abolition du FBI, de la Sécurité
sociale ou du contrôle des armes…
Des millions pour les climato-sceptiques
Considéré comme l’un des « dix premiers
pollueurs atmosphériques aux États-Unis » par l’université du
Massachusetts, Koch Industries a été poursuivi sous l’administration
Clinton pour plus de 300 marées noires dans six États fédérés, avant de
régler une amende de 30 millions de dollars en janvier 2000. Les frères
Koch demeurent des soutiens inconditionnels du cercle des
climato-sceptiques, qui nient le changement climatique. Entre 2005 et
2008, ils ont dépensé plus d’argent que la compagnie pétrolière
américaine Exxon Mobil (18,4 millions d’euros) pour financer des
organisations qui, selon Greenpeace, « répandent des informations
erronées et mensongères à propos de la science du climat et des
politiques d’énergies propres ».
À l’occasion du sommet à Durban,
Greenpeace a classé les frères Koch au top douze des dirigeants
d’entreprises polluantes œuvrant en coulisse pour miner un accord
international sur le climat. Ils accordent ainsi d’énormes subventions à
des associations industrielles comme l’American Petroleum Institute –
un organisme représentant les compagnies pétrolières américaines. Si
leur rôle dans les négociations climat est important, les frères Koch
veulent rester discrets. Charles Koch a déclaré qu’il faudrait « lui
passer sur le corps » pour que sa société soit cotée en Bourse. Sans
cotation, la société n’a pas l’obligation de publier les subventions
accordées aux diverses organisations. Une situation idéale pour
pratiquer dans l’ombre un lobbying intensif. La compagnie a ainsi versé
plus d’un million de dollars à la Heritage Foundation, « pilier de la
désinformation sur les problématiques climatiques et environnementales
», selon Greenpeace.
Les frères Koch auraient également
largement participé à l’amplification du « Climate Gate » en novembre
2009. Ce scandale avait été déclenché par le piratage et la diffusion
d’une partie de la correspondance des climatologues de l’université
britannique d’East Anglia. Les Koch ont financé des organismes, comme le
think tank de la droite radicale Cato Institute, dont ils sont
cofondateurs, pour monter en épingle cette affaire, mettant ainsi en
doute l’existence du réchauffement. Autre fait marquant : en réponse au
documentaire du vice-président Al Gore sur le changement climatique, les
deux milliardaires ont versé 360 000 dollars au Pacific Research
Institute for Public Policy pour le film An Inconvenient Truth… or
Convenient Fiction (Une vérité qui dérange… Ou une fiction qui
accommode). Un pamphlet totalement climato-sceptique.
Du pétrole dans le Tea Party
Koch Industries a également initié, il y a
un an, une campagne référendaire visant à empêcher l’entrée en
application de la loi californienne de lutte contre le changement
climatique (dite « AB32 »). Leur argument : le développement des
énergies propres en Californie coûterait beaucoup d’emplois à l’État…
Aux côtés d’autres groupes pétroliers, les frères Koch y ont investi un
million de dollars. Leur proposition a finalement été rejetée, et la loi
impose aujourd’hui à la Californie une réduction de 25 % de ses
émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2020 (afin de revenir au
niveau de 1990). Malgré ce revers, le comité d’action politique de Koch
Industries, KochPac, continue de pratiquer un lobbying intensif à
Washington, en vue d’empêcher toute législation contraignante en matière
d’émissions de gaz à effet de serre. D’après le rapport de Greenpeace,
le comité a dépensé plus de 2,6 millions de dollars en 2009-2010 pour
suivre le vote de la loi Dodd-Frank, qui vise une plus grande régulation
financière.
Les frères Koch financent aussi le très
conservateur Tea Party et participent au groupe Americans for Prosperity
(AFP). Créé en 2004, l’AFP est à l’origine de nombreuses manifestations
contre l’administration Obama, notamment contre son projet de taxe sur
le carbone. La Cour suprême ayant levé depuis janvier 2010 les limites
au financement des campagnes électorales nationales par les entreprises,
il semblerait que les Koch soient prêts à investir encore plus d’argent
dans le Tea Party en vue des élections de 2012. Leur lobbying est si
tentaculaire qu’ils sont surnommés « Kochtopus », un jeu de mots mêlant
leur nom de famille à celui de la pieuvre (octopus en anglais).
Les 99 % sacrifiés par les 1 % ?
Pour restreindre le pouvoir de ces
nouvelles ploutocraties et de ces fortunes démesurées, le rapport de
l’IFG préconise une série de mesures fiscales pour assurer une véritable
distribution des richesses : indexer les hauts salaires sur les plus
bas, par exemple, imposer davantage et plus lourdement les très hauts
revenus, ou taxer les transactions financières. De nouvelles
réglementations pour empêcher ces énormes concentrations de sociétés et
sanctionner les dégradations environnementales qu’elles provoquent sont
également nécessaires.
Il y a urgence : « Une augmentation de 4
°C de la température mondiale (…) est une condamnation à mort pour
l’Afrique, les petits États insulaires, les pauvres et les personnes
vulnérables de l’ensemble de la planète, alerte Nnimmo Bassey, président
des Amis de la Terre International, à Durban. Ce sommet a amplifié
l’apartheid climatique, les 1 % les plus riches de la planète ayant
décidé qu’il était acceptable d’en sacrifier les 99 %. » Cela signifie
que les États, les gouvernements et les citoyens doivent reprendre la
main. D’autant qu’ils sont sous la pression de plus en plus forte des «
marchés financiers », dont ces 50 multimilliardaires sont des acteurs
incontournables…
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