Saturday, May 7, 2011

Obama et le renseignement américain contre Ben Laden

L'opération de liquidation - à défaut d'arrestation[1] - d'Oussama Ben Laden au Pakistan, le dimanche 1er mai, est avant tout incontestablement une réussite du renseignement. On ne parlera pas ici de victoire : laissons ce symbole à la lutte contre la haine et l'obscurantisme. L'élaboration du renseignement s'inscrit dans le long terme. C'est une grande leçon pour tous ses contempteurs, ou plus simplement contre ceux qui causent et ne savent pas. Et pour les impatients : le renseignement s'élabore dans le temps, la sérénité et le professionnalisme. Malgré toutes les pressions dont il est l'objet en permanence. Il peut y avoir des « boucles courtes » dans le fameux cycle du renseignement, en particulier lorsque celui-ci s'applique aux actions militaires.


Mais dans le cas de la traque de terroristes d'envergure, plus généralement de « nuisibles » internationaux, ou plus spécifiquement ici d'Oussama Ben Laden (OBL), la recherche d'informations est beaucoup plus longue, difficile, sans compter qu'il faut être prudent car tous ces efforts peuvent être rapidement ruinés si la cible et son entourage deviennent par trop méfiants. Ben Laden et ses affidés ont largement démontré par le passé qu'ils l'étaient naturellement[2].

Le renseignement

Il est vraisemblable, à la lumière des informations très sporadiques dont on dispose à ce stade, que les services américains s'intéressaient à la cache d'OBL depuis un certain temps. C'est d'ailleurs ce qu'a déclaré le Président Obama dans son intervention du 1er mai. Il avait fait de la neutralisation du leader spirituel d'Al-Qaïda un objectif prioritaire : voilà pour l'orientation des services. Le refuge d'OBL était observé, analysé depuis des mois sans doute, sans savoir vraisemblablement qu'il s'agissait bien de lui. Les premières informations ouvertes évoquent l'étrangeté de cet important complexe de bâtiments (compound), construit récemment (depuis cinq années peut-être) dans une zone très résidentielle de la ville d'Abbottabad (grande ville pakistanaise de garnison et de tourisme, créée par les Britanniques au temps de l'empire dans une région touristique dotée d'un climat agréable en altitude, et riche d'environ 150 000 habitants aujourd'hui) ; cet ensemble de qualité n'était semble-t-il, connecté ni au téléphone ni à Internet. Un messager-courrier d'OBL, identifié par les services, y aurait été « logé » après utilisation du fruit des interrogatoires de prisonniers de Guantanamo. On a dit aussi que les poubelles de cette habitation n'étaient pas relevées comme les autres. Autant d'indices qui ont attiré l'attention des analystes. C'est un travail de « bureaucrates» (pour reprendre la qualification, dans sa bouche péjorative, d'un officier de ma connaissance) de ce type, accumulant indices après indices, souvent ténus et parfois insignifiants, qui a pu conduire (ce patient travail de collationnement, d'analyse et d'interprétation) les services à s'intéresser de très près à cette étrange infrastructure fortifiée et sévèrement filtrée dans cette grande ville plutôt tranquille, pas très éloignée (un peu moins de 100 km) de la capitale du Pakistan. Au-delà, l'accumulation d'images satellitaires, sans doute aussi celles de drones stratégiques, plus sûrement d'analyses plus affinées des écoutes dans cette région (les responsables d'Al Qaïda et les leaders Taliban au Pakistan continuent à échanger entre eux autrement que par le téléphone arabe), ont attisé l'intérêt des spécialistes. Sans compter vraisemblablement la mise en œuvre des mesures de MASINT[3], pour surveiller l'activité à l'intérieur. Voilà pour les phases de recherche et d'exploitation du cycle.
Sans oublier bien sûr la recherche opérationnelle. Car ce n'est qu'alors que le renseignement humain a vraisemblablement été déclenché. Directement ou indirectement.
Directement, c'est-à-dire par les permanents de la C.I.A. au Pakistan qui ont actionné leurs sources. Difficile. Abbottabad n'était pas la cité qui monopolisait jusque là l'attention des services. Loin de là. Et en tous cas beaucoup moins que des villes comme Peshawar, Lahore, Karachi ou Quetta par exemple. Peut-être ont-ils bénéficié également d'un informateur privilégié ? L'avenir le dira peut-être. Pas sûr.
Ou indirectement, c'est-à-dire en utilisant les services des nombreux contractuels dont dispose le renseignement américain au Pakistan. L'affaire Davis, du nom de cet « agent consulaire » américain, arrêté à Lahore (150 km au sud-sud-est d'Abbottabad), le 27 janvier dernier, après avoir tué deux jeunes pakistanais dans un quartier pauvre est révélatrice en ce sens. On observera que ce citoyen américain, qui séjournait dans ce pays sous une couverture consulaire, travaillait vraisemblablement en sous-traitance pour la C.I.A. Il fut acquitté de ce double meurtre le 16 mars par la Haute Cour de Lahore.
Mais auparavant, le 23 février, dans une station balnéaire pakistanaise, le général Ashfaq Kiyani, le chef d'état-major pakistanais assisté d'un général deux étoiles (en France, un général de division : avec ce rang, peut-être un officier des services de renseignement militaires?) rencontra l'amiral Mike Mullen, chef d'état-major interarmées américain, assisté de son côté par le général David Petraeus, commandant en chef en Afghanistan (mais aussi le futur directeur de la C.I.A. désigné par le Président Obama le 28 avril dernier), ainsi que de trois autres hauts responsables. Officiellement pour trouver une solution au « cas Davis » : il est certain que cette affaire à elle seule empoisonnait un peu plus la difficile relation entre les Etats-Unis et le Pakistan, alors que les frappes de drones armés se multipliaient sans l'assentiment des responsables dans ce pays contre des leaders présumés Taliban et/ou d'Al-Qaïda, et que les Américains pour leur part reprochaient à leurs partenaires d'Islamabad de jouer un jeu pas franchement clair dans la lutte contre le terrorisme. On peut toutefois s'interroger sur une rencontre à un tel niveau pour cette affaire, et entre militaires, alors qu'elle aurait dû logiquement être traitée entre diplomates. Rien n'a filtré de cette réunion, mais il est probable aujourd'hui que Ben Laden fut au centre des discussions entre les militaires, et le cas Davis en marge. Ce dernier fut d'ailleurs ensuite libéré contre le « prix du sang » : une compensation financière de 2,4 millions de dollars (1,7 millions d'euros) versée aux familles en vertu de la loi islamique, la Diyat (principe de compensation), alors que pour le tribunal son sort relevait de la Fazad-fil-Arz (principe de tort irréparable), en statuant que le crime de Davis était digne de la peine de mort. Il a aussitôt quitté le pays et s'est envolé pour Londres, avant même que les médias soient mis au courant.
Il semblerait que les dates-clefs de cette étrange affaire coïncident avec le diagnostic des services américains selon lequel OBL était bien localisé à Abbottabad. Alors, y aurait-il eu marchandage entre les militaires ce jour-là ? Lequel ? Une attitude plus coopérative de la part du Pakistan et en particulier s'agissant d'une opération contre OBL d'une part, et l'effacement, contre espèces sonnantes et trébuchantes, de l'affaire Davis, conjointement avec le départ du Pakistan d'une cinquantaine « d'autres Davis » d'autre part ? Le genéral Ashfaq Kiyani, qui a la confiance des Américains, et à qui l'on prête une ambition présidentielle, a-t-il décidé de jouer son propre jeu en collaborant avec ces derniers et en s'affranchissant de l'ISI[4] ?
Au plan du renseignement, les services pakistanais ont-ils participé ? On a de la peine à croire que dans un pays aussi policé et quadrillé par les services de sécurité qu'est le Pakistan, la cache d'OBL n'était pas connue des services pakistanais. Plus encore dans une grande ville - laquelle est le siège en outre d'une présence militaire significative et permanente - plutôt que dans une grotte, une grange, une bergerie ou un quelconque campement incertain dans ces zones tribales incontrôlées et incontrôlables par les militaires à la frontière de l'Afghanistan. Les Américains ont-ils bénéficié de l'aide directe ou tout au moins d'une complicité tacite de la part des services pakistanais ? Peut-être pas de la part de ces derniers dont la partition, au moins de la part de certaines de leurs composantes (certaines branches de l'ISI), reste et demeurera dissonante, eu égard aux intérêts stratégiques du Pakistan et au jeu des pouvoirs internes à ce pays. Mais de la part des militaires, qui sait ? Ne serait-ce qu'après l'affaire Davis. Et le dialogue entre militaires des deux pays n'a jamais été coupé, même au plus bas des relations diplomatiques bilatérales.
Pour le renseignement, le cycle est bouclé avec la diffusion aux politiques et aux militaires du dossier Geronimo[5]. Comme chacun sait, le cycle ne s'arrête pas pour autant. Il continuera à fonctionner au profit des clients jusqu'à la fin de l'opération.


Au plan politique, il n'est pas interdit de penser que le Président Obama n'a prévenu son homologue pakistanais de la réalité de l'opération qu'au dernier moment, ne serait-ce que pour garantir sa confidentialité.

L'opération militaire

Au plan militaire, les Américains n'ont pas réédité une opération coup de poing interarmées du type de celle, désastreuse, d'Eagle Claw (serre d'aigle) - plus connue en France sous l'appellation Desert One - menée en Iran les 24 et 25 avril 1980, destinée à secourir les 53 otages retenus prisonniers dans l'ambassade américaine à Téhéran, même si un hélicoptère américain aurait quand même été abattu à Abbottabad (conditions à confirmer). De nombreux problèmes interarmées de planification et d'exécution, sans compter des conditions météorologiques défavorables non prévues firent de l'opération dans le désert iranien une déroute peu glorieuse pour les forces américaines.
Cette fois-ci, les forces choisies appartenaient à une seule armée[6] : cohérence de culture opérationnelle et de procédures oblige. Elles ont sans doute minutieusement répété leur action. Plusieurs fois. Auparavant, les services de renseignement militaire leur ont fourni une modélisation informatique « 3 D » du bâtiment et de son environnement. Une telle modélisation est possible grâce aux prises de vues stéréoscopiques que permettent les satellites d'observation modernes (pour la France, HELIOS 2 en est capable), complétées par des prises de vues faites parallèlement par des agents  au sol, tels Davis.
Les membres du commando désigné pour l'action apprennent par cœur le site et se répartissent par équipes les actions élémentaires. Puis l'action est répétée méthodiquement dans un centre d'entraînement au combat urbain, quelque part dans un désert américain, sans et avec plastron : c'est ce qu'on appelle la « mécanisation ». Les équipages des aéronefs sont ceux qui opèreront sur le terrain et eux aussi se « mécanisent » en symbiose avec les commandos. La manœuvre va si possible être à nouveau répétée en Afghanistan, dans des conditions environnementales similaires, pour « s'acclimater ». Abbottabad est à 200 km à l'est de la frontière afghane : une distance aisément franchissable par les hélicoptères lourds de transport de troupes américains. Et alors, intervient la longue attente pour les protagonistes : celle des feux verts.
Feu vert du renseignement : oui, la « cible » a été clairement identifiée, et elle est bien présente sur l'objectif.
Feu vert des politiques : oui, le moment est opportun.
Il faut avoir les nerfs solides : l'attente peut durer plusieurs jours ; l'opération peut-être reportée au tout dernier moment (ne serait-ce que pour des raisons météorologiques défavorables par exemple), même lorsque les commandos sont déjà à bord.
D'autres forces sont en alerte, en cas de problème majeur, prêtes à leur tour à intervenir. Des aéronefs de surveillance et d'attaque survolent la zone à haute altitude. Rappelons que 100 000 militaires américains sont présents de l'autre côté de la frontière. Bien entendu, tous ceux-là ne sont pas en alerte. Ceux qui le sont ne savent pas quelle est la cible. Il y a vraisemblablement par ailleurs des agents clandestins aux abords de l'objectif à Abbottabad. Sont-ils en contact avec le commando d'assaut ? Vraisemblable.
Les autorités politiques sont en contact permanent avec le commandement militaire sur le théâtre grâce au vaste réseau de transmissions satellitaires cryptées. L'opération aurait même été commandée directement depuis la Maison Blanche, eu égard à sa sensibilité. Ce ne serait pas une première.
Le Président Obama était en tout état de cause personnellement aux commandes depuis Washington (à part se faire trouer la peau, il est bien connu que « la guerre [comprendre son commandement] est trop sérieuse pour... »). Il a remercié les acteurs de l'opération, mais aussi et surtout les hommes du renseignement. Il sait le long travail de préparation anonyme qu'une action aussi sensible a nécessité de leur part. Il a de ce fait sans doute réussi là où les autorités américaines avaient failli avant le 11 septembre 2001 : faire travailler ensemble les agences. La C.I.A. pour l'aspect clandestin, long, patient mais ingrat de la chasse  aux terroristes ; la N.S.A.[7], ce Big Brother capable de toute entendre et tout lire dans ce qui s'échange sur tous les réseaux de par le monde ; la N.G.A.[8] qui photographie à très haute résolution la moindre parcelle de terrain de la planète ; la D.I.A.[9] qui alimente les militaires en renseignements indispensables à toutes leurs opérations ; ... sans compter d'autres agences, peut-être.
Cette action en rappelle une autre, particulièrement réussie, coordonnée et parfaitement commandée: l'assassinat le 15 avril 1988 à Tunis d'Abou Jihad[10], le leader palestinien, par un commando combiné israélien, spécialement dépêché pour cette mission. Le Mossad[11] et le Shin Bet[12], tout comme Aman[13], le service militaire, le recherchaient depuis des années. Une fois le dossier renseignement ficelé, le feu vert politique obtenu du conseil de sécurité à Tel Aviv, un commando marine (de l'unité de recherche dans la profondeur Sayeret Matkal) de 30 hommes, mis à l'eau au large de la côte tunisienne, fit jonction avec des agents du Mossad déjà présents sous couverture clandestine à proximité de l'objectif. Abou Jihad, bien que prévenu de l'imminence d'une telle action, ainsi que deux de ses gardes du corps, furent abattus sous un déluge de projectiles.


*


La coordination du renseignement est donc possible aux Etats-Unis aussi... avec ou sans coordinateur (le Director of National Intelligence, le poste et la nouvelle administration associée créés sur les enseignements du 11 septembre en application de l' « Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act » de 2004 pour une meilleure coordination des services). Mais ceci est un autre débat.
Le Prix Nobel de la Paix a indéniablement marqué des points. Vis-à-vis du peuple américain, qui gardait en mémoire l'humiliant souvenir de Desert One mais surtout vit encore les affres de 9/11; vis-à-vis de la crédibilité des forces américaines dont on dit qu'elles s'enlisent en Afghanistan après un rétablissement long et sanglant en Iraq ; vis-à-vis de l'opinion publique mondiale pour laquelle la suprématie américaine doit être confirmée. Le Président américain a pris des risques ... mesurés. Grâce à son outil de renseignement. C'est un sage.


  • [1] Lire à ce sujet Dans l'ombre de Ben Laden : Nasser al-Bahri (avec la collaboration de Georges Malbrunot); Editions Michel Lafon, 2010. OBL avait prévu de longue date cette hypothèse. Il avait chargé un de ses gardes du corps de le tuer avant sa capture par des assaillants : « Je ne dois absolument pas être capturé vivant par les Américains »
  • [2] Ibid.
  • [3] Measures and Signal Intelligence : s'intéresse à toutes les manifestations peu perceptibles (bruits, signatures électromagnétiques et infrarouges, formes, etc.). La Defense Intelligence Agency (DIA) en a fait une expertise
  • [4] Le Pakistan dispose de plusieurs services de renseignement. Le plus puissant, l'Inter Service Intelligence (ISI ; littéralement Renseignement interarmées), est créé par les militaires en 1971. L'ISI est responsable du renseignement et des opérations secrètes à l'intérieur comme à l'extérieur du territoire national pakistanais. Ce service est puissant : il est à l'origine de nombreux événements internationaux dans la région. Certains de ses bureaux opérationnels agissent dans les faits de façon quasi-indépendante.
  • [5] Ce serait le nom de code qui aurait été donné par les forces spéciales américaines à leur cible
  • [6] Il semble que cette opération ait été menée par les Navy Seals, les forces spéciales de la Marine américaine, l'US Navy, déjà engagées dans de nombreuses opérations en Afghanistan.
  • [7] National Security Agency : l'agence nationale chargée des écoutes, le Renseignement d'Origine Electromagnétique = le ROEM (SIGnal INTelligence, ou SIGINT en anglais)
  • [8] National Geographic-Intelligence Agency : l'agence chargée de la collecte, de l'analyse et l'exploitation de toute l'imagerie d'origine spatiale au profit du renseignement ; c'est le GEOINT = le renseignement géospatial
  • [9] Defense Intelligence Agency : l'agence chargée du renseignement militaire, pour le soutien des opérations militaires ; en France, le Renseignement d'Intérêt Militaire (R.I.M.)
  • [10] Né en 1936 à Ramallah en Palestine britannique et assassiné le 15 avril 1988 à Tunis par un commando militaire israélien, il fut l'un des fondateurs du Fatah, membre de son comité central, numéro deux de l'Organisation de Libération de la Palestine et chef de son aile militaire.
  • [11] Le service de renseignement et d'action extérieurs israélien.
  • [12] Le service de renseignement et de sécurité intérieure israélien.
  • [13] Le service interarmées de renseignement militaire israélien.

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