Toutefois, comme le rappelle Gérard Chaliand, la non-prolifération « vise [également] à retarder le plus possible la sanctuarisation des puissances moyennes, surtout quand elles sont hostiles … Pour le plus puissant, il s’agit de conserver la capacité de contraindre le faible » [2]. Elle est, en d’autres termes, traversée et modelée par des affrontements stratégiques intenses et la recherche d’intérêts aussi multiples que contradictoires. Ceux-ci sont d’autant plus violents que l’enjeu nucléaire, de par le pouvoir de destruction des armes concernées, est réellement vital pour les Etats et pour les peuples. L’opinion publique joue, à cet égard, un rôle important qu’il convient de ne pas négliger, notamment pour les puissances occidentales.
La non-prolifération n’est que l’aspect particulier d’un ensemble conceptuel politico-juridique plus vaste, le désarmement. Ce dernier peut se définir comme la « diminution du volume absolu – nombres d’armes, puissance de feu – des armements des Etats » [3]. On ne saurait trop rappeler qu’en matière de désarmement, il n’est plus question de rechercher systématiquement la destruction drastique des stocks d’armes étatiques. Le concept de maîtrise des armements, traduction imparfaite de la notion d’arms control, prévaut aujourd’hui et concrétise une certaine prudence affichée dès 1945 par les Nations Unies en matière de désarmement et de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il ne s’agit plus de détruire, intégralement ou partiellement, les stocks d’armes, mais d’en limiter ou d’en interdire l’usage [4]. De manière générale, si toute politique de désarmement doit faire preuve de pragmatisme et de réalisme, la mise en œuvre de l’Arms control a été fortement contrainte par les considérations stratégiques (volonté politique de disposer de moyens nouveaux et toujours plus efficaces) et les innovations technologiques impliquées par celles-ci [5].
On doit relever que les politiques de désarmement nucléaire ont suivi une baisse d’ambition identique. Les quelques Etats possédant l’arme nucléaire ont, en effet, clairement affiché leur volonté de continuer à fonder leurs politiques de défense et de sécurité sur la doctrine de la dissuasion [6]. On peut noter, en conséquence, leur peu d’empressement à s’engager sur la voie du désarmement ce qui, mécaniquement, pousse certains Etats non dotés à ne pas négliger les possibilités d’accéder à la technologie nucléaire militaire. Pour B. Tertrais, cela s’explique, notamment, par le fait que l’arme nucléaire demeure l’arme la plus puissante et la plus efficace et ce, pour un coût raisonnable au regard de son énorme pouvoir de destruction [7]. Dès lors, les efforts de la société internationale tendent davantage vers une non-prolifération fortement « verticalisée » dans la mesure où elle tend à empêcher de nouveaux acteurs, étatiques et non étatiques (terrorisme), d’acquérir l’arme nucléaire. A cet égard, elle participe fortement de la conservation d’une situation stratégique profondément déséquilibrée entre les puissances dotées de l’arme nucléaire et celles ne la possédant pas. L’enjeu est de taille : comme nous le rappelle T. Delpech, l’acquisition de l’arme nucléaire « marque toujours non une simple modification du rapport de puissance, mais un authentique bouleversement de l’environnement stratégique » [8].
Ce déséquilibre est renforcé par l’existence d’un réseau conventionnel venant soutenir la capacité des Etats dotés de l’arme nucléaire quant au maintien de cette situation. La doctrine du droit international utilise le concept de situation objective quand un nombre restreint d’Etats tentent d’établir « un véritable droit objectif, de vrais statuts politiques dont les effets se font sentir en dehors même du cercle des parties contractantes » [9]. Comme le soulignent P. Daillier et A. Pellet, « l’effet erga omnes de telles conventions repose sur la volonté et la capacité des Etats parties d’en garantir le respect par les autres Etats … L’ancienneté des situations établies, mais aussi leur conformité aux principes de droit international prédominants à chaque époque, conditionnent le maintien de telles conventions » [10]. L’existence de toute situation objective repose, en fin de compte, sur le consentement, tacite la plupart du temps, des Etats (P.-M. Dupuy). En matière nucléaire, en revanche, les Etats expriment ce dernier de manière formalisée à l’intérieur de traités, et notamment à l’intérieur du Traité sur la Non Prolifération des Armes Nucléaires (TNP) du 1er juillet 1968, alors qu’une situation objective traditionnelle se caractérise par le consentement donné par des Etats à un traité auquel ils ne sont pas parties. Dans ce dernier cas, le maintien de la situation est nettement plus fragilisé car ce consentement ne repose que sur le bon vouloir des Etats tiers, plus ou moins orienté par les capacités de contrainte dont disposent les Etats fondant cette situation.
La situation ici objectivée désigne la supériorité stratégique impliquée par la détention de l’arme nucléaire, qui se traduit par la sanctuarisation du territoire national au moyen d’une stratégie de dissuasion. En raison du réseau de conventions soutenant ce rapport stratégique déséquilibré, et de la formalisation initiale du consentement des Etats « tiers » à la situation, c’est à dire ne disposant pas d’armes nucléaires, mais parties au TNP, on peut considérer qu’il y a instauration d’une situation objective « conventionnalisée ». L’ensemble des traités concernés, dont le TNP est la pierre angulaire, a, en effet, pour conséquence la solidification de l’avantage acquis par les Etats possédant l’arme nucléaire. Le déséquilibre stratégique établi s’entendra, ici, uniquement des relations entre Etats possédant l’arme nucléaire et Etats ne possédant pas une telle arme, distinction qui fonde le régime instauré par le TNP. Dans le cadre de cette étude, nous commencerons par démontrer en quoi la mise en place d’une série de conventions, cristallisant le déséquilibre stratégique entre Etats dotés et Etats non dotés d’armes nucléaires (I) s’est avérée nécessaire, du point de vue des puissances nucléaires, pour pallier les insuffisances du droit international coutumier (II).
I. La conventionnalisation de l’interdiction de posséder ou d’acquérir l’arme nucléaire : le renforcement d’une situation stratégique factuelle
Les seules puissances nucléaires considérées comme légitimes sont celles reconnues comme telles par le TNP. Cela n’est pas sans conséquences pour les Etats possédant, de manière certaine, un stock d’armes nucléaires mais restés en dehors du TNP. Les contraintes s’expriment par différents biais : embargo décrété unilatéralement par les Etats-Unis pour le Pakistan, accords de coopération contraignant sur le nucléaire civil entre l’Inde et les Etats-Unis mettant précisément fin à l’embargo pesant sur l’Inde. Il faut, toutefois, noter que ces contraintes restent limitées et varient en intensité en fonction des intérêts stratégiques et géopolitiques en présence (Israël et récemment, donc, l’Inde, le Pakistan a vu l’embargo levé en 2005). A cette première distinction, le TNP ajoute une autre séparation nette aux conséquences juridiques fondamentales alors qu’un réseau de convention vient solidifier cette césure (A), notamment par la mise en place d’institutions devant préserver ce régime discriminatoire (B).
La mise en place d’un régime discriminatoire : la distinction entre Etats dotés et non dotés d’armes nucléaires
Le TNP, en effet, établit une distinction entre « les Etats dotés d’arme nucléaire » et les « Etats non dotés d’armes nucléaires ». Celle-ci fonde un régime discriminatoire. L’article I du TNP souligne que les Etats possédant l’arme nucléaire doivent s’engager à ne pas transférer d’armes nucléaires, ou tout autre dispositif nucléaire explosif, à un autre Etat. Ils doivent également s’abstenir d’aider, d’encourager ou d’inciter un Etat non doté de telles armes à en fabriquer ou à en acquérir. De son côté, l’article II impose aux Etats non dotés de ne pas chercher à acquérir l’arme nucléaire. A ce titre, seuls ces derniers se voient imposer la conclusion d’accords de garantie visant à permettre à l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique (AIEA) de vérifier qu’ils respectent effectivement leurs obligations conventionnelles.
La seule contrepartie susceptible d’atténuer le déséquilibre consacré par le TNP réside dans les obligations prévues par l’article VI du traité. Ce dernier prévoit que « chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Obligation très atténuée, comme on peut le constater, puisqu’il s’agit uniquement de négocier, sans qu’aucune obligation de résultat ne soit véritablement imposée. On relèvera qu’il ne s’agit, en aucun cas, de contraindre les Etats dotés à renoncer à la possession de l’arme nucléaire. Le Traité sur l’Interdiction Complète des Essais Nucléaires (TICEN), du 10 septembre 1996, relève de la même logique que le TNP. Il a été conclu à un moment où les Etats dotés ont considéré pouvoir définitivement se passer des essais nucléaires et procéder par la voie de la simulation, ce qui, techniquement, reste possible pour un nombre restreint d’Etats. L’interdiction des essais ne pénalise, en fin de compte, que les Etats non dotés susceptibles de vouloir acquérir l’arme nucléaire mais ne disposant pas de la technologie suffisante pour effectuer des simulations. Le TICEN est un élément d’un ensemble normatif plus large permettant aux Etats dotés de l’arme nucléaire de conserver leur avantage technologique.
Le deuxième niveau du réseau conventionnel est l’établissement d’un maillage normatif permettant, en quelque sorte, de geler les éventuelles avances technologiques des autres Etats tout en garantissant une certaine marge de manœuvre aux puissances nucléaires dans la mise en œuvre de leurs politiques de dissuasion. C’est le cas, paradoxalement, des traités établissant une zone exempte d’armes nucléaires. Ainsi, le second protocole additionnel au Traité de Tlatelolco visant à l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine (14 février 1967), impose aux puissances nucléaires de s’engager « à ne recourir ni à l’emploi d’armes nucléaires ni à la menace de leur emploi contre les Parties contractantes au Traité visant l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine » (article 3 du second protocole). Cette interdiction repose, toutefois, sur l’engagement pris par les Etats d’Amérique Latine d’interdire et empêcher « l’essai, l’emploi, la fabrication, la production ou l’acquisition, par quelque moyen que ce soit, de toute arme nucléaire, pour leur propre compte, directement ou indirectement, pour le compte de tiers ou de toute autre manière » (article 1).
Juridiquement, il est intéressant de noter que de telles obligations ne rendent absolument pas caduques les politiques de dissuasion des Etats parties dotés de l’arme nucléaire (Chine, Etats-Unis, France, Russie et Royaume-Uni). Certes, les obligations du traité de Tlatelolco semblent interdire, a priori, toute politique de dissuasion extrême. Néanmoins, elles préservent l’avantage stratégique des Etats dotés de l’arme nucléaire, assurant une non-prolifération qui bénéficie nécessairement à ceux-ci puisqu’elle interdit aux autres Etats d’acquérir et, plus important, de chercher à acquérir une telle arme. Notons d’ailleurs que la faculté de dénonciation des Etats reste intacte, dans des conditions particulièrement favorables pour les Etats dotés de l’arme nucléaire. En outre, si toute réserve est exclue, les puissances nucléaires ayant adhéré au traité de Tlatelolco ont systématiquement assorti leurs engagements de déclarations interprétatives [11] visant à préserver la cohérence et l’effectivité de leurs politiques de dissuasion. Le même raisonnement peut s’appliquer aux traités de Rarotonga (Pacifique Sud), de Bangkok (Asie du Sud-Est) et de Pendibala (Afrique) [12], malgré quelques variations sur le contenu des obligations (les conditions de retrait du traité de Rarotonga sont, par exemple, plus restrictives que celles des autres traités). On peut, d’autre part, relever l’échec des Etats non dotés d’armes nucléaires à faire adopter, en 2003, un « protocole d’accord sur l’interdiction de l’emploi d’armes nucléaires contre les Etats non dotés d’armes nucléaires parties au TNP ».
L’institutionnalisation des modalités de contrôle du respect des dispositions issues du TNP : un partage des rôles entre l’AIEA et le Conseil de sécurité
L’édifice normatif est complété par l’institutionnalisation d’un contrôle de l’effectivité du respect des obligations conventionnelles à deux niveaux. L’Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA), qui constitue le premier niveau de contrôle, a été créée pour assurer un double objectif. L’article II de son statut précise que « l’Agence s’efforce de hâter et d’accroître la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier » et qu’« elle s’assure, dans la mesure de ses moyens, que l’aide fournie par elle-même ou à sa demande ou sous sa direction ou sous son contrôle n’est pas utilisée de manière à servir à des fins militaires ». Elle bénéficie de pouvoirs de sanction réels. Ces mesures contraignantes sont précisées par l’article XII C dont l’objet est d’assurer la mise en œuvre des garanties par les Etats non-dotés.
Néanmoins, le même statut précise que « si des questions qui sont de la compétence du Conseil de sécurité viennent à se poser dans le cadre des travaux de l’Agence, elle en saisit le Conseil de sécurité, organe auquel incombe la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales ». Le Conseil de Sécurité apparaît, donc, comme l’organe devant assurer l’effectivité des exigences de l’AIEA. La compétence du Conseil est entendue largement selon les dispositions du statut de l’Agence. Celui-ci semble, en effet, compétent pour les simples violations des obligations d’un Etat vis à vis de l’Agence : selon l’article XII C précité, le Conseil des Gouverneurs informe l’ensemble des membres de toute violation et en saisit le Conseil de sécurité. Le Conseil de sécurité est également compétent pour les situations de crise particulièrement graves, constituant une menace à la paix et à la sécurité internationales. Le Conseil a d’ailleurs rappelé, dans une résolution 1887 du 24 septembre 2009 son large pouvoir d’appréciation en la matière. Il rappelle ainsi que « toute situation de non-respect des obligations en matière de non-prolifération sera portée à l’attention du Conseil, qui appréciera si cette situation constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales, et souligne la responsabilité principale du Conseil pour lutter contre ces menaces ».
Ce réseau normatif et institutionnel est d’autant plus nécessaire que les normes du droit international général ne constituent pas un véritable droit international des armes nucléaires.
II. Les imprécisions des normes issues du droit international général : l’absence d’interdiction absolue concernant l’emploi ou l’acquisition des armes nucléaires
Il ne fait aucun doute que le « club » des Etats dotés de l’arme nucléaire entend conserver l’avantage que leur confère celle-ci. En ont-ils la capacité ? Théoriquement, c’est pour pallier une éventuelle incapacité des puissances nucléaires à maintenir cette situation objective qu’un tel réseau conventionnel est mis en place. En l’absence de règles du droit international général précises, seul le volontarisme étatique permet de contraindre les Etats à renoncer à l’arme nucléaire. Cette absence justifie, dans le même temps, ces conventions : il s’agit alors de pallier un vide normatif. A la lumière de la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice (CIJ), il apparaît, en effet, que le droit international coutumier ne contient aucune règle n’interdisant, de manière absolue, l’emploi et, surtout, la menace de l’emploi (A) et l’acquisition (B) de l’arme nucléaire.
L’inexistence d’une interdiction absolue quant à l’emploi des armes nucléaires : un régime juridique encore imprécis
Les règles du droit international pertinentes ne permettent de tirer aucune conclusion définitive quant à la licéité de l’emploi ou de la menace de l’emploi de telles armes. C’est du moins ce qui ressort de l’avis rendu par la Cour Internationale de Justice le 8 juillet 1996 relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. Selon la Cour, si la « menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit international humanitaire », elle ne peut cependant, « vu l’état actuel du droit international, … conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même de l’Etat serait en cause » [13].
Il convient de souligner la difficulté de l’exercice auquel a du se livrer la CIJ. Les politiques de dissuasion sont ici directement visées par la demande d’avis émanant de l’Assemblée Générale des Nations Unies. La dissuasion est, avant tout, un concept empirique (G. Chaliand, A. Blin) dont l’application n’a connu jusqu’à début 2011 que des succès, c’est à dire que les agresseurs potentiels des puissances nucléaires ont renoncé à agir : ils ont été dissuadés. La légalité de la « menace » de l’emploi de l’arme nucléaire, arme de non-guerre de ce point de vue, est donc particulièrement difficile à apprécier en ce qu’elle apparaît comme un facteur de pacification et de non-violence. La dissuasion ne serait, de ce point de vue, pas contraire au droit de la force armée établi par la Charte des Nations Unies, du moins si l’on insiste sur sa vocation purement défensive. Encore ce point de vue doit-il être nuancé. B. Tertrais nous rappelle qu’il s’avère délicat d’apprécier « les effets, [positifs ou négatifs] de l’arme nucléaire sur la stabilité internationale ». D’une part, le risque d’un affrontement nucléaire réel [14] demeure présent, d’autre part, « si la guerre conventionnelle à grande échelle est quasiment impossible (…), les escarmouches, incidents de frontières et guerres de faibles intensité sont d’autant plus probables que le risque de dérapage vers l’affrontement total apparaît limité » [15]
Par ailleurs, la Cour restreint la portée de son avis dans la mesure où elle souligne que « de par ses caractéristiques, l’arme nucléaire est potentiellement d’une nature catastrophique. Le pouvoir destructeur des armes nucléaires ne peut être endigué ni dans l’espace, ni dans le temps » [16]. En refusant de prendre en compte l’usage potentiel d’armes nucléaires tactiques (ANT) aux effets plus limités, la Cour occulte une évolution ancienne et fondamentale de toute stratégie de dissuasion. Elle laisse dans l’ombre la question de la légalité de la menace ou de l’emploi de telles armes, cruciale en raison « de la réduction du hiatus considérable entre armes nucléaires et armes classiques » [17] impliquée par le développement de ces ANT. En se contentant de souligner qu’elle ne peut déterminer si l’emploi des armes nucléaires en cas extrême de légitime défense est clairement légal ou illégal, la Cour s’abstient de se prononcer sur tous les degrés possibles de réponses impliqués par des stratégies de dissuasion par essence extrêmement souples dans leur application. A partir de quand le seuil de nucléarisation est-il légal, autrement dit à partir de quand la survie de l’Etat est-elle en jeu ? Sur quels critères apprécier la proportionnalité de la riposte nucléaire au sens de l’article 51 de la Charte ? Dans quelle mesure les règles du droit international humanitaire, qui restreignent fortement, par nature, l’emploi d’armes nucléaires peuvent-elles alors s’appliquer ? Du fait de ces imprécisions, l’emploi de l’arme nucléaire se trouve clairement limité mais en aucun cas interdit de manière absolue. En tout état de cause, la légalité des stratégies de dissuasion, donc l’emploi purement défensif, sur le plan militaire, de l’arme nucléaire n’est pas éclaircie.
L’absence d’interdiction générale quant à l’acquisition des armes nucléaires
Si l’existence d’une volonté étatique, au niveau international, d’assurer la non-prolifération des armes nucléaires ne saurait faire de doute, cette volonté n’est pas univoque. Elle est, en grande partie, dictée par la poursuite d’intérêts stratégiques conflictuels dont l’expression est favorisée par le fait qu’aucune règle de droit n’interdit, selon la CIJ, l’acquisition et la possession de telles armes [18]. Or, à l’inverse des autres situations objectives jusque là créées, l’acquisition de l’arme se traduit par l’établissement d’un déséquilibre stratégique immédiat et fondamental entre les Etats possédant et ceux ne possédant pas le feu nucléaire. Ceux-ci ne peuvent donc décemment se laisser imposer une telle situation sans réagir. On constate, à cet égard, que plusieurs attitudes sont adoptées. Certains Etats entretiennent un flou stratégique. C’est le cas d’Israël. D’autres Etats encore possèdent la technologie et le savoir scientifique nécessaires pour fabriquer, rapidement, des armes nucléaires. Ces Etats peuvent alors affirmer officiellement ne pas posséder une telle arme.
Les Etats n’ayant pas la capacité, et/ou la volonté d’acquérir de telles armes, peuvent agir sur le plan diplomatique et juridique afin de compenser leur faiblesse. Cela se traduit par un appel aux négociations pour des traités garantissant des zones dénucléarisées ou encore des traités donnant des garanties de non-emploi de l’arme nucléaire contre les Etats ne possédant pas de telles armes (garanties négatives). La saisine de juridictions internationales dans le but de faire constater l’illégalité de l’emploi de telles armes peut être interprétée de la même manière. C’est, en partie, le sens de la saisine de la Cour Internationale de Justice en 1996 pour connaître de la licéité de l’emploi ou de la menace de l’emploi d’armes nucléaires vis à vis du droit international. Une dernière catégorie d’Etats, enfin, optent pour l’acquisition de l’arme nucléaire, quelque fois avec l’aide plus ou moins avouée de puissances nucléaires. C’est le cas, de manière certaine, pour l’Inde et le Pakistan. Cette pratique peut se développer en dehors du cadre du TNP, l’adhésion à ce dernier n’étant nullement obligatoire, ou à l’intérieur du TNP. Dans ce dernier cas, il est intéressant de souligner que certaines dispositions permettent aux Etats de se soustraire, dans une certaine mesure mais légalement, aux contrôles de l’AIEA. Ainsi, l’article 76 du modèle d’accord de garanties souligne au paragraphe 76, d) « que si l’État estime qu’en raison de circonstances exceptionnelles il faut apporter d’importantes limitations au droit d’accès accordé à l’Agence, l’État et l’Agence concluent sans tarder des arrangements en vue de permettre à l’Agence de s’acquitter de ses responsabilités en matière de garanties compte tenu des limitations ainsi apportées. Le Directeur général rend compte de chacun de ces arrangements au Conseil ».
On peut y voir, précisément, une des conséquences du caractère négocié ou conventionnel de la situation objectivée. Certes, le réseau de convention tend à renforcer la situation stratégiquement avantageuse des puissances nucléaires. Mais le recours au processus volontariste implique, nécessairement, la mise en place d’un réseau conventionnel par le biais de négociations diplomatiques précédant la signature et/ou la ratification des traités au cours desquelles les Etats sont amenés à faire quelques concessions. Autrement dit, les Etats acceptent également les limites inhérentes à tout procédé conventionnel. A cet égard, la Corée du Nord était, légalement, tout à fait fondée à se retirer du cadre du TNP. A contrario, le fait que l’Iran soit resté partie au TNP, tout en bénéficiant des mêmes conditions favorables de retrait que la Corée n’est pas sans signification. Dans tous les cas, les difficultés à mener une politique de non-prolifération efficace ne semblent pas étrangères aux ambiguïtés fondamentales d’une architecture normative reposant essentiellement sur le TNP et le Conseil de Sécurité dont les cinq membres permanents correspondent aux cinq puissances nucléaires reconnues par le dit traité. Dans cette optique, il convient de ne sous estimer, ni les ambiguïtés, ni les implications de la position « abolitionniste » affichée par le président Obama lors de son discours de Prague, position réaffirmée dans le Nuclear Posture Review Report (NPRR) d’avril 2010. Ainsi que le rappelle opportunément F. Géré, les Etats-Unis « n’ont eux-mêmes aucune intention de renoncer à leurs capacités nucléaires stratégiques, contrairement à ce qu’une mauvaise connaissance de la réalité de la stratégie militaire conduit à croire » [19]. Dans son discours de Prague, le président Obama n’a, à cet égard, pas manqué de souligner que « as long as these weapons exist [sous entendu, les armes nucléaires], we will maintain a safe, secure and effective arsenal to deter any adversar ». Cette posture stratégique est reprise dans le NPRR qui souligne que « the fundametal role of US nuclear weapons, which will continue as long as nuclear weapons exist, is to deter nuclear attack on the United States, our allies, and partners » [20]. Il est apparaît clairement, en revanche, que les discussions relatives au retrait des armes nucléaires américaines d’Europe [21] ne seront pas sans conséquences sur la position de la France en matière de dissuasion.
[1] M.-H. LABBE, « La non-prolifération nucléaire », in T. de MONTBRIAL et J. KLEIN (dir.), Dictionnaire de stratégie, Paris, PUF, 2007, p. 370
[2] G. CHALIAND, « La guerre psychologique est perdue » (2004), in G. CHALIAND, Guérillas. Du Vietnam à l’Irak, Paris, Hachette, 2008, p. 583. Ainsi, selon M. Duval, « d’abord, pour l’essentiel, il s’agit de conflits d’intérêts ou d’ambition entre les Etats dotés de cette arme et ceux qui ne le sont pas ; entre les have et les have not ». M. DUVAL, « Quel avenir pour la contre prolifération nucléaire », in P. VIAUD (dir.), Le désarmement en perspective, Revue Défense Nationale, Paris, Economica, 2010, p. 115.
[3] P. DAILLIER et A. PELLET, Droit international public, Paris, LGDJ, 7ème édition, 2002, p. 1022, § 599.
[4] P. DAILLIER et A. PELLET, idem.
[5] Sur la relation entre stratégie et technologie, on pourra lire F. GERE, « Le désarmement : entre intemporel et temporel, entre idéal et pragmatisme », in P. VIAUD, op. cit., p. 47 et s.
[6] « C’est une stratégie visant à prévenir certains mouvements bien identifiés de l’adversaire … en le conduisant par des menaces clairement formulées, à constater rationnellement que son propre intérêt est de ne pas s’engager dans la ou les directions interdites ». T. DE MONTBRIAL, « Dissuasion », in T. DE MONTBRIAL, ibid., p. 189.
[7] Il est certain que la « spécificité des armes nucléaires durera tant que l’on n’aura pas inventé d’armes aussi efficaces et … aussi effrayantes ». B. TERTRAIS, « Le bel avenir de l’arme nucléaire », Critique internationale, 2001/4, n° 13, pp. 19-20.
[8] T. DELPECH, « L’arme nucléaire au XXIème siècle », Politique étrangère (I.F.R.I.), 2007/1, p. 184.
[9] J.O.S.D.N., suppl. n° 3, 1920, p. 17 et s.
[10] P. DAILLIER et A. PELLET, ibid., p. 251, § 161.
[11] A la différence des réserves, les déclarations interprétatives ont en principe pour objet non d’exclure ou de limiter l’application d’une disposition mais de préciser le sens de celle-ci. P. DAILLIER et A. PELLET, op. cit., p. 179, par. 108. Du fait de la pratique étatique, la distinction a priori claire entre ces deux notions est en fait souvent difficile à établir. Les Etats ont, en effet, une nette tendance à promouvoir une conception très extensive de ces déclarations interprétatives.
[12] Nous écartons le traité de Semipalatinsk (8 septembre 2006) qui établit une zone exempt d’armes nucléaires en Asie centrale. Le protocole additionnel à ce traité, impliquant le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan n’a, en effet, pas encore été ratifié, à notre connaissance, par les puissances nucléaires.
[13] CIJ, avis, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, 8 juillet 1996, § 105, E.
[14] Il est fondamental de rappeler que la dissuasion nucléaire implique, à la fois, une « manœuvre virtuelle permanente » et « l’emploi réel ». Ainsi, « la manœuvre se développe à deux niveaux étroitement corrélés. D’une part une politique déclaratoire exprimée à intervalles irréguliers et d’autre part par la génétique des forces permettant la disponibilité permanente des forces bien réelles, prêtes pour l’emploi afin d’assurer la crédibilité de l’occurrence des représailles ». F. GERE, « Le désarmement entre intemporel et temporel, entre idéal et pragmatisme », in P. VIAUD, op. cit., p. 50.
[15] B. TERTRAIS, L’arme nucléaire, Paris, PUF, 2008, p. 91.
[16] CIJ, ibid., § 35.
[17] G. CHALIAND et A. BLIN, idem.
[18] C’est précisément l’attachement de certains Etats aux politiques de dissuasion qui empêche, selon la Cour, la formation d’une norme coutumière interdisant l’emploi des armes nucléaires. CIJ, ibid., § 73.
[19] F. GERE, « La longue marche de la défense antimissiles », Etudes, 2001/4, T . 394, p. 449.
[20] Nuclear Posture Review Report, april 2010, p. 15.
[21] Sur ce point, cf. J. ANTHONY, Reforming N.A.T.O. ?, Politique Etrangère, I.R.I.S., 4/2009, pp. 158-171.
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