Tuesday, January 11, 2011

Algérie : les illusions de la richesse pétrolière

L’Algerie est redevenue un grand chantier : des routes, autoroutes, ports, aéroports, métro, hôpitaux, universités, usines, logements sont en construction, dessinant un paysage à l’opposé de celui des années 1990. De façon symbolique, et après plus de vingt-quatre ans d’absence, les Fenecs, l’équipe nationale de football, se sont qualifiés pour la phase finale de la Coupe du monde de football, plongeant le pays entier dans une euphorie comparable aux scènes de liesse du lendemain de l’indépendance. Hélas, ce renouveau est fragile. Redevenu stratégique, le secteur des hydrocarbures se trouve placé une fois de plus au coeur de la politique de développement. Le dynamisme du secteur pétrolier a certes relancé la croissance économique – son taux est de 5 % entre 2005 et 2010. Mais, comme dans les années 1970, cette croissance s’avère entièrement dépendante du secteur des hydrocarbures : en 2009, plus de 98 % des revenus du pays proviennent des exportations de gaz et de pétrole.

En 2008, la Sonatrach s’est imposée comme la plus grande et la plus lucrative compagnie pétrolière du continent africain. En mai de cette même année, le ministre de l’Energie, Chakib Khalil, annonçait qu’elle investirait dans les années à venir 45 milliards de dollars pour atteindre les 2 millions de barils/jour et les 85 millions de mètres cubes de gaz. La Sonatrach est à nouveau la locomotive d’une économie qui peine à se diversifier.
L’Algérie est un pays au niveau de développement qualifié de moyen, comme le rappelle son classement dans les indicateurs de développement humain – elle y occupe la 104e place sur 182 pays en 2009. En dehors de quelques propagandistes, ils sont peu, en Algérie, à croire que le 24 février 1971, date de la nationalisation du secteur des hydrocarbures, a sonné l’heure de la « seconde indépendance », comme le titre fièrement la revue El Djazair. A la veille du troisième choc pétrolier (2002-2008), un rapport du Conseil national économique et social est venu souligner que 19 % de la population, soit près de 6 millions de personnes, vivaient dans la pauvreté, et pointer la véritable menace que représente un taux de chômage variant entre 22 % et 28 %. Sur le plan financier, le service de la dette absorbait, en 2000, l’équivalent de 47,5 % des ressources extérieures. Lors de l’avènement à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, en 1999, les caisses de l’Etat sont vides et le pouvoir est dispersé entre quelques « généraux » vainqueurs de la guerre civile. Rapatrié pour restaurer la paix civile dans une Algérie dévastée, Abdelaziz Bouteflika va bénéficier de la montée inattendue et inespérée du prix du baril de pétrole. Ainsi, au-delà de la réconciliation nationale, il offre à l’Algérie un taux de croissance appréciable et, en 2010, plus de 150 milliards de dollars de réserves de change. En apparence, l’Algérie est redevenue solide, mais, en réalité, ce retour inespéré de l’abondance financière ne fait qu’accentuer ses faiblesses. Comme le souligne A. Mebtoul, si le PIB était calculé hors hydrocarbures, l’Algérie reculerait de vingt points : classée à la 102e position (sur 177 pays) en 2005-2006, elle serait ainsi ramenée à la 153e place.
Quarante ans après le premier choc pétrolier, l’Algérie ne dispose toujours pas d’institutions politiques susceptibles d’exercer un contrôle sur les usages de la rente pétrolière. A défaut de la Cour des comptes, de l’Inspection générale des finances, du Parlement, c’est le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) qui, dans l’opacité la plus totale, fait office de contrôleur de gestion, comme le montrent les affaires qui agitent le microcosme du pouvoir. Loin d’être efficace, l’arbitraire des décisions menace de paralyser les responsables des entreprises nationales qui, pris de panique, s’efforcent de retarder la signature des ordres de paiement, pénalisant un peu plus leurs clients… En fait, pour « déjouer la malédiction pétrolière», l’Algérie doit, plus que restaurer « l’ordre et la grandeur passée » sur le mode de Vladimir Poutine en Russie, démanteler un système opaque alimenté par une économie rentière en pleine essor. Car le « mal algérien» est toujours là : l’économie rentière a donné naissance à un système mafieux qui mine et annihile les espoirs d’un décollage économique, et donc d’une amélioration durable des conditions de vie de la population. Le retour de l’homme providentiel ne suffit pas pour juguler les tensions autour de ce nouveau pactole ; sans institutions politiques démocratiques, cette nouvelle richesse inattendue s’apparente à un nouveau mirage. Hier, sous un régime autoritaire, celui de Boumediene (1965-1979), la peur et les menaces n’avaient pas réussi à éloigner « ceux qui désirent que de l’argent » ; aujourd’hui, sous un régime au pluralisme contrôlé, le désir d’enrichissement semble décuplé et les moyens de le réguler apparaissent dérisoires. Dans un article paru dans L’Expression, le professeur Chems Eddine Chitour exprime le sentiment de chacun vis-à-vis de ce troisième choc pétrolier :
« Il faut plus que jamais revoir tout ce que nous faisons. Pour commencer, l’Etat doit arrêter de vivre sur un train de richesses qui ne correspond pas à une création de richesses. Il nous faut réhabiliter notre savoir-faire en comptant sur nous-mêmes et non sur les Chinois, les Français, Turcs et autres Coréens pour qui l’Algérie est un bazar où l’on peut refi ler n’importe quoi pour l’équivalent de 30 milliards de dollars de gadgets sans lendemain… Il faut un nouveau programme pour gérer l’Algérie, un programme fondé sur la formation des hommes. Cela commence à l’école. »
La rente pétrolière a détruit le savoir-faire local, fait naître des attentes de consommation, entretenu l’illusion de la richesse et marginalisé les investissements dans le capital humain.
Redevenu attractif, le marché algérien est l’objet de convoitise. Sans aucune instance de contrôle, les transactions s’opèrent dans la plus grande opacité, faisant craindre à nouveau un immense gâchis, ainsi que l’illustre la bonne santé du niveau de corruption. Comment exploiter ces surplus financiers? L’économie nationale se révèle incapable d’absorber les milliards de dollars générés par le troisième choc pétrolier. Elle ne dispose pas des moyens qui lui permettraient d’exploiter cette richesse inattendue. Les grands chantiers de l’Algérie, sous-industrialisée et dépourvue du capital humain nécessaire, sont mis en oeuvre et réalisés par des entreprises étrangères. Dans un contexte de violence sociale et politique, Abdelaziz Bouteflika se voit aux prises avec le paradoxe qui fait de ce chef d’Etat le dirigeant d’un pays « riche » mais incapable de répondre à la demande sociale. Des émeutes secouent régulièrement l’Algérie, rappelant la vulnérabilité de sa cohésion sociale. De plus, la violence terroriste continue à prospérer.
Cette violence est utile au régime : elle voile ses mécanismes de fonctionnement et entretient l’illusion de la menace islamiste. Elle contribue également à maintenir à distance un regard critique sur les usages passés et présents de la rente pétrolière. Et pourtant, dans les années 1970, le pétrole était perçu comme une bénédiction : pour le président Boumediene, convaincu que, grâce à cette ressource, l’Algérie pourrait acheter la modernité et rattraper l’Occident, il représentait le « sang du peuple ». Il s’apparente aujourd’hui davantage à cet « excrément du diable » dénoncé par le père fondateur de l’OPEP, Juan Pablo Perez Alfonzo.

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