TRAITER DES ENJEUX géodémographiques du XXIe siècle consiste d’abord à tordre le coup à une idée fort répandue selon laquelle le principal enjeu serait dû à la croissance de la population dans le monde. Certes, le nombre d’habitants de la planète devrait continuer à augmenter, notamment selon la logique de la transition démographique [1] et en raison d’effets de vitesse acquise [2]. Après les 6 milliards de l’année 2000, le chiffre de 9 milliards d’habitants sur Terre pour 2050 est souvent avancé. Il correspond au jeu d’hypothèses moyen formulé par les Nations unies et repose sur la poursuite de certaines avancées : diminution des taux de mortalité infantile et maternelle et augmentation de l’espérance de vie. Il suppose en réalité quatre conditions rarement explicitées. La première repose sur une alimentation suffisante et équilibrée pour la grande majorité des humains, donc la poursuite de la diminution tendancielle du pourcentage de personnes sous-alimentées [3]. La deuxième appelle l’amélioration des réseaux sanitaires et le respect des règles d’hygiène, en particulier dans les pays du Sud, mais aussi dans les pays du Nord. La troisième suppose des technologies favorables au développement durable et au respect de l’environnement tout simplement pour que des pollutions élevées n’aient pas des effets mortifères [4]. Enfin, et cela est souvent omis, la poursuite de la croissance de la population dans le monde suppose des relations géopolitiques écartant toute guerre qui se révélerait très meurtrière.
Dans ces conditions, la population dans le monde pourrait atteindre 9 milliards en 2050, soit une hausse de 50 % au cours de la première moitié du XXIe siècle. Une telle hausse, a priori élevée, témoignerait en réalité d’une forte décélération, puisque qu’elle serait presque trois fois moins forte que celle du demi-siècle précédent.
Mais cet enjeu global n’a guère de signification [5]. Le concept de population mondiale additionne des situations et des évolutions très contrastées selon les continents les pays et même à l’échelle infranationale. En réalité, la perspective démographique mondiale donne la moyenne de perspectives fort diversifiées selon les territoires : c’est l’hétérogénéité des dynamiques géodémographiques qui domine [6]. L’analyse stratégique des questions démographiques du XXIe siècle doit donc prendre en compte moins les indicateurs de l’évolution de la population dans le monde que les réalités géodémographiques, c’est-à-dire les évolutions variées des populations selon les territoires. Comme ces dernières sont nombreuses et diverses, nous nous limiterons ici à mettre en exergue trois thèmes dont la modification des paramètres doit être soulignée : la géographie du peuplement, celles des diasporas, avec le processus que nous avons dénommé la « diasporisation » [7], et celle des religions.
Les profondes modifications de la géographie du peuplement
Le XXIe siècle connaît et connaîtra d’abord de profonds changements dans la géographie du peuplement [8] à l’échelle continentale comme au sein des continents. Par exemple, le changement de rapport de force démographique au sein de l’Amérique entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine est l’un des éléments explicatifs essentiels de la fin de la doctrine Monroe [9].
La question de la répartition du peuplement interroge également les organisations régionales. Jusqu’au traité de Lisbonne, les instances de l’Union européenne (UE) n’ont jamais eu de système de représentation exactement proportionnel à la population des États-membres. Toutefois, il en était tenu compte. Ainsi, après la réunification l’Allemagne le 3 octobre 1990, lui ajoutant les 16,4 millions d’habitants des Länder de l’Est (ex-République démocratique allemande), l’UE a fini par accepter d’augmenter le nombre de représentants allemands au sein du Parlement européen, effaçant la règle initiale d’égalité entre la France et l’Allemagne.
Depuis, le traité de Lisbonne organise un nombre de voix au Conseil européen strictement proportionnel à la population des pays, et édicte une majorité qualifiée correspondant à au moins 55 % des États représentant au moins 65 % de la population. Il résulte de cette règle deux enjeux possibles. Le premier tient aux évolutions divergentes de peuplement selon les pays de l’Union, des pays, comme la France, étant en croissance, et d’autres, comme l’Allemagne, en dépeuplement. À terme, la France pourrait, même selon certaines hypothèses, disposer au sein du Conseil européen d’un nombre de voix équivalent à celui de l’Allemagne si le nombre d’habitants de cette dernière se trouve abaissé au niveau atteint par la France [10]. Les différences d’évolution démographique modifieront automatiquement en proportion le poids électoral de chaque pays au sein du Conseil européen. Au cours des différentes décennies du XXIe siècle, les différentiels dans les dynamiques de peuplement sont également susceptibles de remettre en cause la répartition des représentants des pays au Parlement européen, engendrant d’inévitables tensions, puisque la question n’est pas prévue dans les traités européens.
Le second enjeu tient aux élargissements en cours ou futurs de l’Union européenne. L’entrée de deux des trois pays ayant en 2010 le statut de pays-candidat [11], la Croatie et la Macédoine, ne modifie guère la situation au sein de l’Union européenne, car ces deux pays sont peu peuplés et connaissent un accroissement démographique faible ou nul [12]. En revanche, la fin des négociations d’adhésion en cours avec le troisième pays ayant le statu de pays-candidat, la Turquie, modifierait profondément les rapports de force au sein des instances de l’UE. En effet, le peuplement de la Turquie, déjà nettement supérieur à celui de la France, va très probablement dépasser celui de l’Allemagne, ce qui en ferait le pays le plus peuplé de l’UE et disposant donc du nombre de voix le plus élevé au conseil européen. Au poids stricto sensu de la Turquie s’ajoute celui des diasporas turques, tout particulièrement en Allemagne où leur poids électoral a déjà pesé de façon significative dans diverses élections. Cette diaspora est également relativement importante en Belgique, en France et aux Pays-Bas.
Ainsi la géographie du peuplement d’une Union européenne incluant la Turquie serait-elle différente de celle de l’Union européenne à 27. Logiquement, par son poids institutionnel dans l’UE, résultant de l’importance de son peuplement, la Turquie, dont l’analyse stratégique propre, quel que soit son gouvernement en place, prend en compte bien évidemment sa géographie et son histoire [13] spécifique, pèserait de façon significative sur les décisions de l’UE.
Les enjeux que l’évolution de la géographie du peuplement engendre à une échelle régionale comme celle de l’UE se constatent aussi à l’échelon de la gouvernance mondiale. Pour prendre un exemple récent, en novembre 2008, le passage du G8 au G20 s’inscrit dans une logique conforme à l’évolution du peuplement selon les pays du monde. Dès aujourd’hui et plus encore dans les prochaines années, les changements dans la géographie du peuplement dans le monde engendre un enjeu majeur, la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. Or, les conséquences d’une telle réforme peuvent être considérables car le droit international accorde une importance croissante aux décisions du Conseil de sécurité.
Certes, a priori, la question du peuplement que représente chaque État à l’ONU ne semble pas se poser puisque la charte de San Francisco, fondant cette organisation en 1945, ne dit rien à ce sujet. Mais, d’une part, l’effet du peuplement est présent, implicitement, dans de nombreuses décisions de l’ONU et, d’autre part, il s’exprime à travers son organe permanent qu’est le Conseil de sécurité. En 1945, les cinq membres permanents, disposant d’un droit de veto, pèsent près de 40 % du peuplement de la planète et estiment même en représenter la majorité au titre de leurs possessions coloniales.
Après la décolonisation et la croissance démographique du Sud liée à la transition démographique, sans oublier l’implosion soviétique, les cinq membres permanents représentent en 2010 moins du quart du peuplement de la planète. L’Inde a dépassé le milliard d’habitants en 2005 et l’Afrique vient d’en faire de même en 2010 [14]. En conséquence, des pays, comme le Brésil et l’Inde, œuvrent pour une réforme du Conseil de sécurité et ont officiellement déposé une demande pour obtenir un siège permanent. Et, lors de chaque rencontre diplomatique bilatérale, des pays comme la France rappellent qu’ils soutiennent cette demande. La réforme du Conseil de sécurité est certes délicate, car elle met en jeu des avantages acquis. Mais les évolutions de peuplement finiront par y conduire, d’autant que l’Inde pourrait devenir au XXIe siècle le pays le plus peuplé du monde devant la Chine.
Toute analyse stratégique doit donc prendre en compte les évolutions dans la géographie du peuplement. Elle doit également considérer la géographie des diasporas, question précédemment esquissée à propos de la Turquie.
La géographie des diasporas et le processus de « diasporisation »
Originellement, le terme diaspora (mot grec signifiant « dispersion ») est longtemps utilisé au singulier, associé à la dispersion des juifs de Palestine, accentuée en 70 à la suite de la prise de Jérusalem par Titus et de la (seconde) destruction du Temple.
Puis, dans les dernières décennies du XXe siècle, le terme diaspora se voit généralisé [15] avec les nouvelles logiques migratoires. Dans un monde plus ouvert, l’internationalisation permet, tout particulièrement depuis les années 1980, des transports aisés et des communications en temps réel avec le pays d’origine, ce qui entraîne une révolution dans la nature des migrations internationales [16].
Or ces dernières sont appelées à se poursuivre d’abord en raison des effets dus aux facteurs migratoires classiques. Les premiers, de nature politique, ne diffèrent pas, au XXIe siècle, de ceux des siècles précédents. Les guerres, les conflits civils, les régimes liberticides, poussent à émigrer. En outre, des pays sont politiquement attractifs en raison des règles internationales qu’ils appliquent. Il s’agit des pays signataires de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, définissant les modalités selon lesquelles un État doit accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande, ainsi que les droits et les devoirs de ces personnes. Une partie de ces pays est également signataire de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dont l’article 8 précise « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance », article faisant l’objet, comme l’ensemble de la Convention, d’une application garantie par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’attraction peut aussi être due aux lois nationales, aux libertés offertes. Ainsi en France, tout enfant a le droit d’être scolarisé, quelle que soit sa situation juridique ou son mode d’entrée sur le territoire, et les étrangers y ont le droit d’association.
Les facteurs économiques forment un deuxième ensemble explicatif classique des mouvements migratoires, des individus allant chercher dans d’autres pays des moyens de vivre. Le troisième facteur explicatif classique tient à la démographie. Au XXIe siècle, la baisse de la population active dans de nombreux pays développés crée une attraction migratoire, tandis que des pays du Sud, compte tenu de leur stade d’avancement dans la transition démographique, possèdent un important potentiel migratoire.
Ces trois facteurs migratoires classiques se combinent souvent. Ainsi, globalement, la migration de l’Afrique vers l’Europe s’explique par des raisons politiques (de mauvaises gouvernances obérant le développement), des raisons économiques (la différence accrue de PIB par habitant entre les deux continents) et démographiques (déséquilibres de population active suscitant des migrations de remplacement).
Toutefois, depuis les années 1990, trois nouveaux éléments engendrent une vaste diversification géographique des migrations internationales. D’abord, nombre de décisions politiques ont pour effet de faciliter les migrations. C’est évident au sein d’une Union européenne instaurant, sur un territoire ayant connu six élargissements, la liberté de circulation des hommes. Cette liberté se trouve encore plus intense au sein des pays ayant décidé de créer l’espace Schengen et/ou de ceux adhérant à l’espace euro. L’entrée de différents pays, auparavant fermés, dans l’Organisation Mondiale du Commerce, comme la Chine (2002), s’est automatiquement accompagnée, par suite de l’application des règles de cette organisation, de la fin d’une frontière quasi hermétique à la circulation des personnes. Par ailleurs, presque partout dans le monde, la suppression ou la forte réduction des contrôles des changes encourage la migration puisque l’immigrant sait qu’il pourra sans difficulté envoyer des devises à sa famille demeurée dans son pays d’origine.
Dans le même temps, toujours depuis les années 1990, la forte contraction de l’espace-temps, grâce à l’accès à l’information (Web, téléphones mobiles…) et au coût réduit des transports, démultiplie les possibilités migratoires.
Enfin, les entreprises, de toutes tailles, se retrouvant sur un marché de plus en plus globalisé, doivent « penser mondial », ce qui développe la « migration entrepreneuriale », c’est-à-dire « la migration liée aux décisions d’entreprises faisant migrer leurs collaborateurs face aux évolutions des marchés ou d’actifs souhaitant bénéficier de territoires leur donnant davantage de satisfaction professionnelle ».
Les migrations internationales du passé marquaient très fréquemment la cessation de tout contact avec la terre d’origine, compte tenu de la difficulté des communications. À l’inverse, les migrations contemporaines bénéficient de techniques de communication donnant aux migrants la possibilité de relations aisées avec leur région d’origine. Ainsi passe-t-on de migrations de peuplement, où l’installation dans le pays d’accueil impliquait le plus souvent la fin des contacts, des liens avec le pays de départ, à des migrations à caractère diasporique dans la mesure où l’installation dans le pays d’accueil ne crée pas une coupure définitive avec le pays de départ et s’accompagne de la possibilité de conserver des relations avec lui. Ce lien charnel peut aussi demeurer par l’entretien de liens entre les membres d’une diaspora et le souci fréquent d’être enterré dans son pays d’origine.
Aussi l’évolution, depuis les années 1990, met-elle en évidence un phénomène qui justifie de fonder le néologisme "diasporisation", selon la définition suivante : la "diasporisation" signifie que des immigrants ou leurs descendants, quelles que soient les raisons de leur migration, et même lorsqu’ils ont la nationalité de leur pays de résidence, conservent des liens réels ou mythifiés avec leur pays-souche et développent des relations spécifiques avec des immigrants ou descendants d’immigrants ayant les mêmes origines géographiques, ethniques, linguistiques ou religieuses.
Par sa nature, le phénomène de diasporisation engendre la naissance d’un nouvel acteur qui intervient, et même parfois interfère, dans la situation ou l’action géopolitiques du pays de résidence et/ou du pays-souche.
Prenons deux exemples de gouvernants dont la politique étrangère s’est trouvée influencée notamment en raison de l’existence d’une diaspora issue d’un pays limitrophe sur son sol. Élu président sud-africain en 1999, puis réélu en 2004, Thabo Mbeki soutient inconditionnellement, pendant de nombreuses années, le président du Zimbabwe Robert Mugabe, qui règne sans partage depuis l’indépendance de 1980. Pourtant, la politique de Mugabe conduit son pays à la faillite, ce qui entraîne des millions de Zimbabwéens à émigrer, notamment en Afrique du Sud, où ils se retrouvent, début 2008, aux environs de 3 millions. En mai 2008, l’importance de cette diaspora, dans un contexte sud-africain où le chômage peut être localement très élevé, déclenche des attaques racistes visant non seulement les Zimbabwéens, mais tous les Noirs non sud-africains : Mozambicains, Namibiens, Congolais… Ces violences causent au moins 42 morts parmi les membres des diasporas africaines et une véritable fuite de personnes qui abandonnent leurs maisons des quartiers pauvres, notamment à Johannesburg, pour échapper aux attaques racistes.
Cette flambée de violence, relatée par les médias du monde entier, porte atteinte à l’image de la nation qui se voulait « arc-en-ciel » et qui, à ce titre, revendique souvent de pouvoir s’exprimer au nom de l’Afrique subsaharienne dans les conférences internationales. Or, même si la cause des violences ne peut se réduire à l’existence d’une diaspora du Zimbabwe, l’importance quantitative de cette dernière, due au soutien trop longtemps apporté au dictateur Mugabe, l’explique en partie. En conséquence, l’Afrique du Sud réalise que ce soutien inconditionnel à Mugabe a pour effet la très forte émigration zimbabwéenne et constitue un facteur de déstabilisation de l’Afrique du Sud et de perte de sa notoriété géopolitique.
Aussi, à la mi-2008, le président sud-africain modifie sa politique. Il nuance son soutien, auparavant inconditionnel, à Mugabe et se met en position d’assurer un rôle de médiateur entre le dictateur et le parti d’opposition, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) de Morgan Tsvangirai, qui a subi nombre de campagnes de déstabilisation et a été la cible de plusieurs attentats. Un tel infléchissement ne se serait jamais produit sans l’existence d’une diaspora zimbabwéenne en Afrique du Sud.
Dans une autre région du monde, en Amérique du Sud, la présence d’une diaspora colombienne au Venezuela est peu signalée dans les médias. Pourtant, elle est importante et d’ailleurs en partie du fait de l’action des FARC, Forces armées révolutionnaires de Colombie, qui ont provoqué dans la région des millions de déplacés, c’est-à-dire de personnes ayant fui des zones où a régné ou règne encore la terreur des FARC. Ces déplacés se retrouvent tout particulièrement à la périphérie des grandes villes de Bogota, Medellin et Cali, mais aussi au Venezuela où ils fournissent une main-d’œuvre souvent peu chère et peu exigeante.
L’histoire des relations entre le président vénézuélien Chavez (élu depuis 1999) et le président colombien Uribe (2002-2010 et mandat non renouvelable) est généralement connue, avec les différentes tentatives de Chavez de déstabiliser la Colombie dans l’espoir qu’elle rejoigne la « révolution bolivarienne ». Chavez aimerait bien reconstituer et diriger un ensemble géographique correspondant à la grande Colombie de Bolivar, ce pays unitaire qui recouvrait, de 1821 à 1830, les territoires actuels de la Colombie (incluant aussi le Panama), de l’Équateur et du Venezuela. Or l’histoire récente enseigne deux éléments : premièrement, les propos tenus par Chavez sur Uribe couvrent tout l’éventail des sentiments que l’on peut avoir pour quelqu’un, puisque Uribe s’est à la fois fait traiter de traître et d’ami. D’autre part, le 2 décembre 2007, donc après une période où les diatribes de Chavez contre le président colombien ont été particulièrement violentes, Chavez subit sa première grande défaite électorale depuis 1999, et ce malgré l’organisation d’irrégularités en sa faveur, en voyant rejeter son projet de révision constitutionnelle qui lui conférait le droit de se présenter indéfiniment à la présidentielle [17]. Même si le résultat d’un référendum est toujours la conséquence d’un faisceau de facteurs [18], il ne faudrait pas oublier que les Vénézuéliens savent qu’ils ont besoin de la main-d’œuvre, ainsi d’ailleurs que des productions colombiennes, donc de la diaspora colombienne et qu’ils souhaitent en conséquence, car c’est leur intérêt, qu’il n’y ait pas le risque d’une rupture de leurs relations avec la Colombie. Or le projet de Chavez augmentait ce risque, d’autant qu’il se situait dans une période où ses discours contre la Colombie avaient été particulièrement durs. Les relations internationales entre la Colombie et le Venezuela de l’été 2010 lors du changement de présidence en Colombie, après l’élection incontestée de l’ancien ministre de la défense, Juan Manuel Santos, ne font que conforter l’analyse ci-dessus : quelles que soient les péripéties géopolitiques entre les deux pays, la présence d’une diaspora colombienne au Venezuela ne peut être durablement omise.
Ces exemples montrent que la seule présence d’une diaspora ne peut être sans effets, même si cette dernière n’est en rien organisée pour exercer une influence dans le pays où elle réside. Mais il se peut aussi qu’une diaspora, surtout si une partie de ses membres a acquis la nationalité du pays de résidence, souhaite conduire des actions politiques.
Or le XXIe siècle va se caractériser par des évolutions variées dans la géographie des diasporas, sous l’effet des mouvements migratoires internationaux, avec d’inévitables effets. Par exemple, contrairement à des demandes antérieures, la diaspora arménienne en Suède a obtenu du Parlement suédois, en mars 2010, la reconnaissance du génocide arménien. Ceci a été possible grâce à une alliance avec la récente diaspora irakienne (essentiellement chrétienne) résident dans ce pays. En effet, la motion adoptée par le Parlement suédois affirme que "la Suède reconnaît le génocide de 1915 contre les Arméniens, les Assyriens, Syriaques et Chaldéens et les Grecs pontiques", en l’occurrence toutes les minorités chrétiennes vivant sur le territoire ottoman de l’époque.
Autre exemple, la diaspora indienne aux États-Unis s’est déjà déployée régulièrement auprès du Congrès américain pour faire gommer certains aspects législatifs défavorables à l’Inde. En 2007, son action auprès des sénateurs américains en faveur de la signature de l’accord sur le nucléaire civil avec New Delhi lui vaut les remerciements officiels du Premier ministre indien [19]. Son importance croissante ne peut que favoriser la poursuite de son rôle. Derniers exemples, la question des tamouls du Sri Lanka et celle des coptes d’Egypte pourraient davantage s’internationaliser sous l’effet de la croissance de leurs diasporas dans différents pays du monde.
La diffusion du phénomène diasporique engendre donc des questions nouvelles pour l’analyse stratégique.
Des changements structurels dans la géographie des religions
Outre le peuplement et la « diasporisation », un troisième des enjeux géodémographiques tient à l’évolution des religions. Certes, dans des pays fort sécularisés, le fait que la religion soit un paramètre stratégique s’est trouvé souvent oublié. Pourtant, même notre période contemporaine témoigne de cette réalité : la géographie des religions est l’un des éléments explicatifs essentiels de l’implosion soviétique et sa connaissance est impérative pour comprendre les enjeux stratégiques dans le monde. D’où l’importance de préciser ses principales évolutions.
À rebours des propos souvent répétés sur les tendances à la mondialisation, la réalité religieuse du monde demeure fortement contrastée, non seulement en raison des types religieux, mais également du fait d’une géographie complexe. En outre, chacune des principales confessions connaît nombre de variantes locales, soit en raison de scissions survenues à l’intérieur d’une confession, soit en raison des interprétations données aux textes, soit du fait de conceptions liturgiques différentes, soit sous l’effet du mode d’apprentissage de la religion [20], soit du fait de l’adaptation de telle ou telle religion aux croyances locales antérieures ou aux spécificités culturelles du peuplement.
Il en résulte des évolutions extrêmement diverses de la géographie des religions aujourd’hui et demain. Les projections pour le XXIe siècle [21] mettent en évidence trois phénomènes majeurs : la montée de la proportion des musulmans et la baisse de celle des Chrétiens, la mondialisation de l’islam et une évolution opposée entre les territoires accentuant une unicité religieuse et ceux allant vers un pluralisme religieux croissant.
Le premier phénomène vient de la montée démographique de l’islam, en valeur absolue et en valeur relative. Dans les années 1930, la proportion de Chrétiens, plus du tiers de la population mondiale, est plus du triple de celle des musulmans qui représentent un dixième de la population mondiale. Le poids des catholiques seuls, soit une nette moitié de la chrétienté, est alors supérieur d’un tiers à celui des musulmans.
Au début du XXIe siècle, avec la diffusion de la transition démographique, l’écart s’est considérablement réduit : l’islam compte le cinquième de la population mondiale et la chrétienté moins du tiers. Les catholiques, toujours une bonne moitié des Chrétiens, sont moins nombreux que les musulmans et il faut désormais les comparer au groupe le plus nombreux des musulmans, les sunnites, pour avoir des effectifs semblables.
Cet abaissement du poids relatif des Chrétiens dans le monde et l’augmentation de la proportion de musulmans devraient se poursuivre au cours de la première moitié du XXIe siècle. L’islam pourrait devenir la première religion en nombre de pratiquants, ou même en nombre de personnes la citant comme référence.
Ces changements de proportion des religions dans le monde s’accompagnent d’une nouvelle géographie religieuse et, plus précisément, d’une nouvelle géographie de l’islam. Pendant longtemps, la cartographie de la répartition religieuse dans le monde cantonnait cette religion dans un ensemble géographique presque continu allant, d’une part, du Maroc au Pakistan, en ajoutant le Bangladesh, une part de l’Inde, l’Indonésie et la Malaisie pour partie, et, d’autre part, de la moitié nord de l’Afrique jusqu’à certaines populations balkaniques et au Sin-Kiang chinois. Au XXIe siècle, cette représentation cartographique est dépassée. L’islam, porté par ses flux d’émigration à partir de pays majoritairement musulmans, croît en Europe, en Amérique du Nord et même, désormais, au Japon [22]. Ce dernier exemple d’un pays longtemps resté à l’écart des migrations internationales [23] signifie qu’il convient de parler d’un phénomène sans précédent historique, un processus de mondialisation de l’islam.
Un troisième phénomène structurant tient au sens opposé des cheminements religieux nationaux. Depuis les lendemains de la Première Guerre mondiale, une évolution inverse se constate entre des pays dont l’homogénéisation religieuse est croissante et ceux qui, au contraire, sont de plus en plus hétérogènes.
Or cette homogénéisation religieuse s’effectue essentiellement au profit de l’islam et non seulement en raison des règles propres à cette religion concernant l’automaticité d’appartenance par filiation paternelle, le mariage ou la condamnation formelle de toute apostasie. Une première évolution dans ce sens s’observe sur les territoires de la Turquie naissante, avec le génocide arménien puis, après l’échange de populations acté par le traité de Lausanne de 1923, la poursuite d’une sorte de purification religieuse par diverses mesures qui conduisent à l’émigration des populations non musulmanes vivant en Turquie [24]. Ce pays se trouve ainsi celui où la proportion de musulmans est l’une des plus élevée au monde, supérieure à celle de l’Indonésie, le pays comptant le plus de musulmans, ou de l’Égypte, le pays arabe le plus peuplé.
Après la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation du sous-continent indien s’effectue sur des bases religieuses en créant deux nouveaux territoires, le Pakistan occidental et le Pakistan oriental, dans l’intention de les rendre monoconfessionnels. Puis une évolution semblable se constate en Egypte, en 1956, lorsque Nasser contraint à l’émigration des juifs égyptiens et des orthodoxes égyptiens dont les ancêtres vivaient depuis des siècles ou même plusieurs millénaires dans ce pays. Ensuite, les conditions de la décolonisation du Maghreb homogénéisent le fait religieux avec le départ massif, particulièrement en Algérie, des Européens, généralement de confession chrétienne, et des juifs, Sépharades pour la plupart et présents depuis des siècles. Toujours au début des années 1960, la purification religieuse frappe à son tour Chypre avec l’exode des orthodoxes dans la partie Sud de l’île et l’installation de musulmans d’Anatolie dans la partie Nord.
Plus généralement, dans nombre de pays du Moyen-Orient [25], les chrétiens se trouvent en difficulté et souvent incités à émigrer, ce qui homogénéise la situation religieuse. Ce phénomène s’est aggravé en Irak [26] depuis la guerre de 2003, notamment en raison des attentats périodiques touchant spécifiquement des chrétiens ou leurs lieux de culte. Le phénomène d’homogénéisation religieuse de certains territoires au profit de l’Islam se constate également pour certains territoires des Balkans ou en Afrique. Les guerres de l’ex-Yougoslavie ont provoqué des déplacements de population entraînant une plus grande unicité religieuse au Kosovo ou dans chacune des entités (Fédération de Bosnie-Herzégovine et République serbe) de la république de Bosnie-Herzégovine. En Afrique, comme l’attestent la guerre du Soudan ou les conflits civils au Nigeria, les minorités religieuses se voient souvent contraintes de déplacer leur domicile sous la pression de majorités religieuses abusant de leur domination démographique.
À l’opposé, des pays [27] abandonnent une situation auparavant caractérisée, comme en atteste le patrimoine religieux, par une majorité chrétienne pour aller vers une situation où cette majorité se restreint face à la montée du nombre de non-croyants ou par celle d’un Islam plus récemment implantée en accompagnement de flux d’immigration.
Autrement dit, des pays à dominante chrétienne au XXe siècle deviennent davantage pluriconfessionnels, tandis qu’une partie des Balkans, de l’Afrique et du Moyen-Orient tend à une unicité religieuse croissante. La présentation de plus en plus religieuse du conflit du Proche-Orient, comme s’il n’avait jamais existé d’arabes palestiniens chrétiens ou comme s’il n’en existait pas ou plus, symbolise cette évolution dans les faits et dans les esprits. Ainsi s’opposent des territoires qui se caractérisent par l’ouverture à la diversité religieuse et d’autres marqués par des tendances à la fermeture, vers une homogénéité religieuse croissante sans équivalent dans leur histoire.
À l’instar des trois thèmes ci-dessus, la démographie met en évidence divers enjeux du XXIe siècle. D’autres thèmes démographiques seraient de nature à compléter ces éclairages comme les effets de la faible densité [28], la diversité des groupes humains au sein d’un même pays, le vieillissement, par exemple au Japon [29], la surmasculinité des naissances dans quelques pays, comme la Chine [30] ou la surfécondité dans certains territoires comme Gaza [31].
Comme le montre l’analyse ci-dessus des questions posées par les évolutions du peuplement, des diasporas et des religions, la connaissance des réalités et des évolutions géodémographiques est impérative pour l’analyse stratégique. Pour les responsables étatiques, il serait illusoire de penser pouvoir choisir des stratégies appropriées sans prendre en compte les enjeux que la géographie des populations met en évidence.
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Plus
Le site de la revue Population & Avenir Voir
Le site d’Agir, revue générale de stratégie Voir
[1] Cf. Wackermann, Gabriel (direction), Dictionnaire de Géographie, Paris, Ellipses, 2005.
[2] Par exemple, dans les années 2010 comme dans les années 2000, la population de la Chine ne continue d’augmenter que par effet d’inertie, alors que ses indicateurs projettent une diminution de sa population. Cf. Dumont, Gérard-François, « Le talon d’Achille de la Chine ? », Population & Avenir, n° 690, novembre-décembre 2008.
[3] Wackermann, Gabriel (direction), Nourrir les hommes, Paris, Éditions Ellipses, 2008.
[4] Cf. Dumont, Gérard-François, « Population et développement durable », dans : Wackermann, Gabriel (direction), Le développement durable, Paris, Éditions Ellipses, 2008.
[5] Cf. également : Brunel, Sylvie, Pitte, Jean-Robert (direction), Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête, Paris, JCLattès, 2010
[6] Cf. Dumont, Gérard-François, « La mondialisation s’applique-t-elle en démographie ? Tendances et perspectives pour le XXIe siècle », Population & Avenir, n° 691, janvier-février 2009
[7] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[8] Sur cette branche de la géographie de la population, cf. Baudelle, Guy, Géographie du peuplement, Paris, Armand Colin, 2000.
[9] Dumont, Gérard-François, « L’Amérique latine veut compter dans la stratégie mondiale », Agir, revue de stratégie, n° 29, 2007, p. 112-124.
[10] Dumont, Gérard-François, « L’Allemagne rattrapée par la France ? », Population & Avenir, n° 693, mai-juin 2009
[11] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.
[12] Cf. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des États », Population & Avenir, n° 695, novembre-décembre 2009.
[13] Verluise, Pierre (direction), Une nouvelle Europe : comprendre une révolution géopolitique, Paris, Karthala, 2006
[14] Cf. par exemple Dumont, Gérard-François, « L’Afrique, le nouveau continent milliardaire », Population & Avenir, n° 696, janvier-février 2010.
[15] Rappelons des premières approches sur l’aspect pluriel des diasporas : Chédemail Sylvie, Migrants internationaux et diasporas, Paris, Armand Colin, 1998 ; Lacoste Yves, « Géopolitique des diasporas », Paris, Hérodote, n° 53, 2e trimestre 1989 ; Chaliand Gérard, Rageau Jean-Pierre, Atlas des diasporas, Paris, Odile Jacob, 1991 ; Prévélakis Georges, Les réseaux des diasporas, Paris, L’Harmattan, 1996.
[16] Nous ne traitons pas ici d’une autre question qui pourrait être un enjeu géodémographique au XXIe siècle, les migrations climatiques ; cf. Moriniaux, Vincent (direction), Les mobilités, Paris, Sedes, 2010.
[17] Depuis, Chavez a obtenu la levée des effets de ce référendum.
[18] Dont l’apostrophe du roi d’Espagne à Chavez ayant traité de fasciste l’ancien Premier ministre espagnol : « Pourquoi tu ne la fermes pas », le samedi 10 novembre 2007, durant la session plénière du 17ème Sommet ibéroaméricain, et pour justifier le fait de quitter la séance de clôture de ce Sommet.
[19] Dumont, Gérard-François, « Un nouvel acteur géopolitique : la diaspora indienne », Géostratégiques, n° 19, avril 2008
[20] Par exemple, pour certaines populations ne parlant pas arabe, l’important est qu’au moins les fils ou un des fils apprennent par cœur le Coran. Ils connaissent donc le Coran, mais ne savent pas le lire. Pour d’autres populations musulmanes, la formation au Coran passe préalablement par la connaissance de l’alphabet arabe, comme dans la confrérie mouride du Sénégal, et peut concerner garçons et filles.
[21] Cf. Dupâquier, Jacques, Laulan, Yves-Marie (direction), L’avenir démographique des grandes religions, Paris, François-Xavier de Guibert, 2005
[22] 8 360 musulmans en 1984, 38 961 en 1994, 74 900 en 2002. Cf. Kojima, Hiroshi, « Augmentation rapide la population musulmane au japon », Aidelf, congrès de Budapest, septembre 2004.
[23] Comme en atteste l’homogénéité ethnique de la plus grande agglomération du monde Tokyo, qui contraste avec le caractère cosmopolite de New York, Londres ou Paris.
[24] Dumont, Gérard-François, « La Turquie, géopolitique et populations », Population & Avenir, n° 670, novembre-décembre 2004.
[25] Dumont, Gérard-François, « Changement de paradigme au Moyen-Orient », Géostratégiques, n° 15, 2007.
[26] Dumont, Gérard-François, « La mosaïque des chrétiens d’Irak », Géostratégiques, n° 6, 2e trimestre 2005.
[27] Pour la France, cf. Dittgen, Alfred, « Les religions en France : de profondes divergences d’évolution démographique », Population & Avenir, n° 684, n° 684, septembre-octobre 2007.
[28] Dumont, Gérard-François, « La géopolitique des populations du Sahel », Cahier du CEREM (Centre d’études et de recherche de l’École militaire), n° 13, décembre 2009.
[29] Id., « Japon : les enjeux géopolitiques d’un « soleil démographique couchant », Géostratégiques, 1er trimestre 2010
[30] Id., « Le déficit des filles en Chine : vers un nouvel enlèvement des sabines », Monde chinois, n° 15, automne 2008.
[31] Id., « De la population de Gaza à une prospective géopolitique », Outre-Terre, n° 22, 2009.
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