L’Union Européenne n’est pas morte. Comme tous les projets constructivistes, elle durera tant que des politiciens et des technocrates décideront qu’elle doit durer. Elle a depuis longtemps des allures de fuite en avant : sa dimension de fuite en avant va persister. Elle s’édifie sans cesse davantage contre la volonté des peuples et dans une confiscation des procédures démocratiques : elle va continuer à s’édifier sur le même mode. Dans ces conditions, l’euro sera sauvé, c’est évident. La seule question qui se pose vraiment est : à quel prix ? La réponse figure en filigrane dans ce que je viens d’écrire. Elle se trouve aussi, très précisément et très explicitement, dans les déclarations récentes de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel.
La dotation financière (« Fonds de stabilité ») destinée à secourir les pays en difficulté va, nous dit-on, se trouver accrue et rendue permanente, et le traité de Lisbonne va être amendé à cette fin. Le montant que pourra atteindre cette dotation n’est pas fixé. On murmure en coulisses qu’il sera « illimité ». Se trouve évoquée en supplément une « convergence concernant les recettes et les dépenses budgétaires ».
Ce qui se profile ainsi est, de fait, la mise en place à marche forcée d’un gouvernement économique européen. Ce qui se dessine en ce profil est la volonté de renforcement d’un fonctionnement redistributif au sein de la zone euro, par lequel les pays qui sont en situation de déficit endémique se trouveront « aidés » de manière permanente, et placés sous une perfusion financière elle-même permanente, venant des pays en meilleure posture, essentiellement l’Allemagne.
On assiste par là même à ce qui était prévisible depuis le lancement de l’euro, et que de nombreux économistes avaient, d’ailleurs, prévu.
L’euro, monnaie unique d’économies et de sociétés diverses, hétérogènes, n’aurait pu fonctionner que dans un cadre où ces diversités et hétérogénéités auraient été réduites : dans le cadre, donc, d’une union politique et économique effective.
Cette union ne pouvait exister au moment de la création de l’euro : parce que les peuples européens n’en voulaient pas, parce que les divers gouvernements européens voulaient garder une autonomie, parce qu’imposer pleinement et trop vite un gouvernement technocratique et absolutiste au sein de l’Europe, et avouer clairement certaines intentions, aurait suscité des mouvements de révolte.
L’euro a été créé quand même. Le « Pacte de stabilité » mis en place n’a été que ce qu’il était condamné à être : un vœu pieux. Les distorsions auxquelles on devait s’attendre se sont produites. Les taux d’intérêt fixés par la Banque Centrale Européenne et le taux de change ont, comme c’était prévu, été favorable à certains pays et défavorables à d’autres. Pour l’Allemagne, les taux étaient adéquats au rythme de croissance, et aux gains de productivité. Ils ont permis des investissements, et, le peuple allemand étant ce qu’il est, l’épargne n’a pas été détériorée. Une monnaie qui ne se réévalue pas a permis une compétitivité des exportations.
Pour les pays de la périphérie, les PIGS, dit-on en anglais, Portugal, Irlande, Grèce, Espagne, les taux étaient trop bas, et, plutôt que susciter seulement des investissements productifs, ont débouché sur des processus spéculatifs divers et faussés, basés sur la mésinformation découlant du prix artificiellement bas de l’argent.
Lorsque les processus spéculatifs faussés ont débouché sur des pertes, les PIGS n’ont pas pu recourir à la dévaluation, et d’autres variables d’ajustement se sont enclenchées. L’endettement a commencé à se creuser, en même temps que les déficits budgétaires. Des emprunts se sont ajoutés, puis d’autres emprunts encore, jusqu’à ce que les prêteurs aient l’impression de verser de l’argent dans un puits sans fond, et manifestent leur défiance.
Quand la défiance est devenue flagrante, et que le spectre de la banqueroute a commencé à flotter sur un premier pays, la Grèce, la dotation financière de secours de la zone euro a été mise à contribution, et des pays plus solvables ont prêté à la Grèce de l’argent qu’ils ont eux-mêmes emprunté. Le processus s’est répété avec un deuxième pays, l’Irlande. Il se répètera sans doute avec l’Espagne et le Portugal. L’Italie devrait suivre. La Belgique n’est pas très loin dans la file d’attente, la France aussi.
Le processus peut-il se poursuivre indéfiniment ?
Ce qui se décide en ce moment peut apparaître comme une utilisation d’une crise, très anticipée et très anticipable, pour avancer vers des buts qui étaient ceux recherchés depuis le départ.
Il se trouve seulement que la crise est plus profonde que les dirigeants de l’Europe l’auraient imaginé. Et il se trouve, dès lors, qu’une utilisation de la crise pour centraliser les pouvoirs politiques et économiques, et pour renforcer le fonctionnement redistributif, n’empêchera pas que se profile une issue tragique.
Face à la gravité de la situation, deux solutions s’offraient, et deux seulement. Toutes deux douloureuses.
- La première aurait consisté à laisser l’euro éclater : chaque pays aurait retrouvé sa monnaie, les dévaluations seraient redevenues possibles pour les PIGS, une réévaluation de la monnaie allemande serait survenue. Cela aurait eu des coûts élevés : non seulement ceux impliqués par la réintroduction de monnaies nationales, mais aussi ceux qu’auraient du supporter les banques de divers pays, l’Allemagne en tête, condamnées à perdre une part de leurs investissements dans les pays à monnaie dévaluée. Cela aurait brisé l’édifice européen, et impliqué de reconstruire autrement.
-La seconde impliquait de sauver l’euro, quel que soit le prix, et d’utiliser la crise.
C’est la deuxième solution qui a été choisie, c’est clair. L’avancée vers les buts recherchés va se poursuivre. Le prix, déjà élevé, pourrait devenir exorbitant.
Ce qu’on peut se demander est simple. Les peuples européens vont-ils admettre sans ciller, aujourd’hui, dans ce contexte, ce qu’ils ne voulaient pas hier, et ce qu’ils ne veulent toujours pas : un gouvernement européen non démocratique, placé loin au-dessus de leurs têtes ? Nicolas Sarkozy le pense. D’autres dirigeants européens le pensent aussi.
Si certains peuples pourraient accepter une « aide » permanente, l’accepteront-ils si, comme c’est inéluctable dans le cadre de l’euro maintenu, cela va de pair avec, dans leurs pays respectifs, en raison des restrictions requises pour limiter l’augmentation de la dette, et répondre à des exigences minimales de remboursement, un chômage élevé, et une baisse ou une stagnation durable de leur niveau de vie ? Les peuples à qui on demandera de verser l’« aide » en question accepteront-ils indéfiniment, et seront-ils prêts à hypothéquer leur épargne et leur niveau de vie, pour que d’autres peuples vivent dans des pays, toujours membres de la zone euro, et pour que la construction européenne se poursuive ?
Des grèves et des émeutes ont déjà eu lieu en Grèce, au Portugal, en Espagne, en France. La population allemande a déjà manifesté électoralement son mécontentement. Que va-t-il se passer quand, après la Grèce, l’Irlande, le spectre de la banqueroute touchera l’Espagne ? Les sommes à mobiliser, là, seront bien plus importantes que celles mobilisées pour la Grèce et l’Irlande. La banqueroute espagnole est pour très bientôt : moins de six mois.
Les pays jusqu’à présent plus solvables le resteront-ils indéfiniment ? L’Allemagne est confrontée à de lourds défis découlant du vieillissement de sa population. Ce vieillissement, par ailleurs, touche tous les pays de la zone euro, et tous ceux de l’Union Européenne.
Des turbulences majeures s’annoncent. Les économistes qui tiennent un discours pertinent n’étant pas audibles, les discours tenus, pour la plupart, n’expliqueront rien.
Les gouvernants tenant des discours auxquels les populations ne croient plus, et faisant des promesses qu’ils sont totalement incapables de tenir, charlatans et démagogues auront, sur la marge, la part belle.
On pestera beaucoup contre les financiers de la planète, alors que ceux-ci font seulement leur métier. On accusera la mondialisation, comme si elle était un choix face auquel il existerait des alternatives, et non un fait.
Quelques-uns, peu écoutés, expliqueront les engrenages découlant de la création de l’euro, et les placeront dans une explication plus vaste de la construction européenne. Constructivisme, disais-je : soumission forcée d’une société, ou d’un ensemble de sociétés, à un modèle abstrait conçu a priori, indépendamment de toute prise en compte de paramètres concrets.
Les projets constructivistes durent tant que ceux qui les conçoivent et les font fonctionner le décident. Ils relèvent de la fuite en avant. Ils ne s’encombrent pas de la volonté des peuples et des procédures démocratiques. Ils ressemblent souvent à des machines infernales qui s’emballent et qui, un jour, finissent par imploser. La zone euro et l’Union Européenne n’ont pas encore implosé, mais je pense que le jour approche…
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